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Lettre du RPH de mai 2018

 

« Vers mon ciel du dedans… »

(Claude Nougaro, Paris Mai, album Paris Mai, Philips, 1968)

         J’écoutai très récemment cette chanson fameuse comme tentative – un peu vaine – de sortir des imprécations actuelles quand j’entendis – comme une première fois – ce : « Vers mon ciel du dedans… ».  

Je l’entends, ce « ciel du dedans », comme propre à chacun.

         Celui de Nougaro est tunnel avec un goulot d’azur ; peut-être bien parce qu’il est poète, ou amoureux de la vie, ou enfin, comme il se chante : « oiseau forçat ».

Nous ne sommes pas tous fait d’un si bel oxymore et nos « ciel du dedans » peuvent être plus proches d’un tout-à-l’égout, d’un puits sans fond, d’un mur, d’une immensité, d’un trou noir, d’un vide, d’un abîme, d’une verte prairie aussi, d’un ponant ou d’un levant, d’un raton-laveur ou d’une grenouille à deux L avant l’E. Ces ciels du dedans sont vertigineusement imprécis et diaprés. C’est comme ça chez les êtres humains qui parlent ou agissent leurs pensées, leurs croyances, leurs savoirs et leurs oublis !

Pour ces ciels du dedans pas d’alertes ni de bulletins météo mais des bulletin-tintamarre-marabout-bout d’ ficelle … ces bulletins de météo marine avec leurs échelles Beaufort et Douglas, brassant des vents et des mouvements de signifiants qui s’enchaînent selon une logique rigoureusement a-personnelle et approximativement personnelle.  L’enchaînement ça enchaîne tout ce qui bouge, tout ce qui se terre, tout ce qui dépasse, tout ce qui se fige, tout ce qui s’ignore et se méconnaît et sans compter sur ses doigts le nombre de pieds : que ça rime ou non ça enchaîne quand même celui ou celle qui n’aura pas su, pu, vu, voulu se déchaîner à temps. Enchaînés à une loi non écrite mais bien inscrite jusque dans les chairs et les synapses et déchaînés contre ces ombres magistrales d’un Autre du commencement, occupant tout l’espace-temps confiné à une unique lutte et à ses fortunes tantôt heureuses, souvent malheureuses.  

Dans ces ciels du dedans, souvent, trônent « des pensées accidentellement acquises » comme l’écrit si joliment la médecin russe Maria Manaseina (1841-1903) dans son ouvrage Le surmenage mental dans la société moderne (Masson, Paris, 1890, p. 153.) ; que sont ces pensées « accidentellement acquises » ? Elles sont fruits de l’arbre de l’information en continu avec leurs vers spéculatifs et un tantinet sadiques et moralisateurs. C’est avec ces fruits singuliers que se composent les plus glorieuses compotées et les pires philtres dans ces cuisines du dedans : telle veut les seins de B.B., tel la carrure de Mohamed Ali et tous se détestent d’en être si éloignés. Imaginaire quand tu nous tiens…

J’écoutai donc comme une toute première fois cette chanson et l’enchaînement partant de cette image du poète chanteur m’entraîna vers ce qui m’apparut faire l’idonéité de cette règle propre au RPH qui énonce que la psychanalyse du clinicien est sans fin tant qu’il pratique, c’est à dire, tant qu’il fait profession d’écouter l’autre qui souffre et (lui) parle le plus librement possible.

Alors, comment, dans cette condition humaine avec ce ciel du dedans constant qui déverse ses ombres et sa manne de pire et de meilleur, comment penser que le divan soit à jamais de l’histoire ancienne, un up-to-date daté, suranné, tout juste bon pour les autres qui ont le mauvais goût ou la malchance d’ignorer qu’ils y sont pour quelque chose dans leur souffrance tellement perdurable ? Comment penser qu’une fois l’Œdipe traversé, un tel être serait à l’abri pour toujours des intempéries de son ciel du dedans ?

         Le divan est l’espace-temps le plus essentiel à la vie et n’a cure que de ce petit phi, ce phallus imaginaire qui ne se rend jamais : toujours prompt à l’invite à croire au très haut ou au très bas, à l’éminent ou au minime, il est perclus d’antagonismes et cependant invétéré. Il est diablement tentant, toujours, ce petit phi, cette grenouille aux prises avec son bœuf imaginaire et parce que le transfert qui lie le patient au psychothérapeute-psychanalyste est tout à fait de nature à faire de ce dernier un bœuf, alors précisément pour lui le divan est son seul recours face à son « terrain de transport » qui, en son sens géologique, signifie « terrain dont les matériaux ont subi un déplacement naturel par la force d’un courant d’eau ou de boue, du vent ou des glaciers. » (in Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales).  C’est bien là le problème : il y en a encore pour croire qu’X années de divan suffisent à les soustraire aux effets de ce « déplacement naturel ».

« Vers mon ciel du dedans, j’ai replongé ma route » telle est l’invite faite aux cliniciens du RPH pour prendre soin en premier lieu des patients et des psychanalysants et de la psychanalyse, certes, mais aussi pour prendre soin du clinicien lui-même car supporter c’est mieux qu’enfler à en crever.

Salles obscures : ça brille

Foxtrot drame de Samuel Maoz, avec Lior Ashkenazi, Sarah Adler, Yehuda Almagor, et un chameau et un chien. En Israël, ce film a suscité l’ire du gouvernement israélien notamment de la Ministre de la Culture mais ça je ne l’ai su qu’après l’avoir vu et je vous en parle uniquement parce que ça dessine un cadre sulfureux au travail de ces artistes.

Il est vrai qu’il y a dedans ce film une histoire de bavure, mais à l’opposé de la lecture de la Ministre, elle n’intervient pas comme dénonciation idéologique mais bien comme lecture humaine de cette condition imaginaire : on enterre ce qui déplait, ce qui fait tâche. La bavure des jeunes soldats, pris entre l’ennui puissant et le réflexe, que l’armée traite au bulldozer n’est qu’une forme parmi tant d’autres bavures de l’existence d’un être. Et, certainement ce que le réalisateur met en scène c’est l’idée que nul n’échappe à ses comptes coupables. L’image de ce poste frontière boueux ou sec, copie conforme d’un Désert des Tartares, où passe très régulièrement un chameau pour qui est actionné sans discussion, ni vérification, la misérable barrière qui garde la misérable frontière. Dans l’effondrement du père, Max tente différentes approches de son maître aux abois : mal lui en prend, mais il y reviendra. Pas d’animalisme (nouvelle entrée dans le Robert) de la part de Maoz, mais un témoin de ce que l’homme peut être noyé d’orgueil.

The escape, film britannique de Dominic Savage, avec Gemma Aterton, Dominic Cooper, Jalil Lespert, Marthe Keller… et la Dame à la licorne

Curieusement, le titre français est Une femme heureuse, traduction traîtresse trahissant une méprise assez retentissante car cette femme à la fin n’est pas « heureuse » mais simplement elle poursuit seule sa fuite commencée quelques temps plus tôt quand son horizon se bouche à ses propres yeux : la belle maison, deux voitures, deux enfants, un jardin … et rien. C’est le récit d’un déchirement imaginaire : ce que sa mère seule à élever ses enfants lui a enseigné du bonheur vu de son manque à elle, ne tient plus debout pour Tara un matin. Et tout part à vau l’eau tout à coup pour elle, mais ça faisait déjà bien longtemps qu’une telle fuite était en cours. Une femme qui croit à de telles billevesées matérielles : je suis heureuse parce que j’ai tant de mètres carrés, tant d’enfants, tant d’argent, tant de chance sans réfléchir plus avant prouve que son ciel du dedans est grandement plombé.

Ce portrait de femme au foyer est aussi le portrait d’un homme d’une femme au foyer marchand : le mari, suffisamment sympathique, est un âne, au sens propre, qui saute sa femme-au-foyer sans même s’apercevoir que, dans ce foyer, il y est seul, plus seul même qu’elle. Il baise un corps mort et ça lui convient bien : il n’arrête pas de lui dire qu’il l’aime !

Elle trouve alors une issue dans les tapisseries de la Dame à la licorne et s’embarquera un « beau » jour pour Paris ; las ! je vais vous l’annoncer : ce sera son voyage à Cythère.

Mais c’est un film beau, émouvant et dérangeant et qui donne envie d’aller rendre visite à cette Dame au sixième sens, nommé « Mon seul désir ». Pour ça, merci au septième art.

Entre ciels du dehors et du dedans

L’actualité de cette Lettre l’impose et je vous propose des extraits du poème de Baudelaire : Un voyage à Cythère, du recueil Les fleurs du mal

Un voyage à Cythère

Mon cœur, comme un oiseau, voltigeait tout joyeux

Et planait librement à l’entour des cordages ;

Le navire roulait sous un ciel sans nuages,

Comme un ange enivré d’un soleil radieux.

Quelle est cette île triste et noire ? – C’est Cythère,

Nous dit-on, un pays fameux dans les chansons,

Eldorado banal de tous les vieux garçons.

Regardez, après tout, c’est une pauvre terre.

– Ile des doux secrets et des fêtes du cœur !

De l’antique Vénus le superbe fantôme

Au-dessus de tes mers plane comme un arôme,

Et charge les esprits d’amour et de langueur.

(…)

Ce n’était pas un temple aux ombres bocagères,

Où la jeune prêtresse, amoureuse des fleurs,

Allait, le corps brûlé de secrètes chaleurs,

Entre-bâillant sa robe aux brises passagères ;

Mais voilà qu’en rasant la côte d’assez près

Pour troubler les oiseaux avec nos voiles blanches,

Nous vîmes que c’était un gibet à trois branches,

Du ciel se détachant en noir, comme un cyprès.

(…)

Dans ton île, ô Vénus ! je n’ai trouvé debout

Qu’un gibet symbolique où pendait mon image…

– Ah ! Seigneur ! donnez-moi la force et le courage

De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût !