Le prix à payer
Julien Faugeras
J’ai pu lire récemment le livre d’Elisabeth Roudinesco, « Sigmund Freud, en son temps et dans le nôtre. » Si la partialité de l’historienne a beaucoup été critiquée, il me semble que ce qui lui a été reproché est justement ce qu’elle a su mettre en évidence avec son travail rigoureux ; l’histoire des premiers psychanalystes est entachée par des luttes de pouvoir, des rivalités passionnelles, des sabotages, des auto-sabotages, des suicides… Ce qui se manifeste ainsi dans les déchirements des premiers psychanalystes, c’est le versant haineux de leur névrose qui se tisse dans les différents transferts de cette famille pour le moins particulière.
Freud avait inventé une méthode révolutionnaire qui allait remettre en question la façon de soigner l’être humain, mais sa propre névrose et celles de ses disciples allaient saboter ce trésor qu’ils étaient en train de déterrer. Comme dans la plupart des cures, le bateau allait de l’avant, propulsé par un désir qui commençait à s’affiner et à se solidifier pendant que les premiers psychanalystes ramaient en sens contraire avec les pagaies de leur orgueil.
Bien sûr, il ne s’agit pas de leur reprocher, la psychanalyse étaient encore à ses premiers balbutiements, Freud ne pouvait faire sa propre psychanalyse et ses disciples ne pouvaient encore prendre la mesure du poids du transfert qui les unissait et plutôt que de parler leurs passions sur le divan, ils les agissaient entre eux et sur leurs patients. Du fait du transfert vis-à-vis de Freud, de leur fascination mortifère à une opposition morbide qui masque la peur de subir l’influence de celui qu’ils mettent dans une position de maître, et il faut dire que Freud n’aidait pas non plus de ce côté-là, les transferts des premiers psychanalystes les poussent ainsi à s’écarter du discours freudien. Ils confondent ainsi l’homme et la psychanalyse elle-même en tant que science et ce faisant, ils se dispersent.
Ce que Roudinesco ne met pas assez en avant à mon avis, c’est la séparation entre la psychanalyse elle-même et sa constitution sur une méthode rigoureuse qui s’affine au fur et à mesure de l’expérience et des erreurs de ses cliniciens, et les psychanalystes eux-mêmes et leurs résistances.
Aujourd’hui, la psychanalyse a beaucoup évolué grâce au travail admirable de nombreux psychanalystes mais le constat reste le même. Malgré leur travail souvent rigoureux et d’une finesse remarquable, les psychanalystes ont continué à ramer en sens contraire et à se disperser. Encore une fois, c’est la psychanalyse qui a payé les frais du manque de soin des psychanalystes. Comment se fait-il par exemple que les apports de Lacan ne soient pas pris en compte dans certaines écoles alors qu’il a pu élever la psychanalyse à un niveau d’efficacité sans précédent ? A l’instar de la névrose, il semble que l’histoire se répète, les critères scientifiques qui viennent valider les apports théoriques de cet homme ont été rejetés à cause du transfert des psychanalystes qui n’a pas pu être dégraissé de son versant passionnel : fascination, jalousie, haine, rejet radical de l’influence et volonté masquée de détruire l’autre… Encore une fois, malgré le brillant travail de nombreux psychanalystes, ils continuent à se mettre des bâtons dans les roues freinant l’avancée de la psychanalyse.
Même si Lacan n’avait pas terminé sa propre cure, il faut tout de même souligner que la plupart des psychanalystes font au moins une psychanalyse. Mais est-ce qu’en terminant leur cure, ils se dégagent radicalement des passions des êtres humains ? Même après une psychanalyse menée à son terme, peuvent-ils être complètement dépourvus de leur ego et des pièges tendus régulièrement par la fonction de l’imaginaire ?
Il est communément admis que certaines positions sont particulièrement difficiles à supporter. Il suffit de regarder nos hommes politiques pour nous rendre compte du degré de corruption que peut produire sur un homme une position particulière nourrissant sa soif de pouvoir et sa cupidité. Qu’ils aient pris la grosse tête, qu’ils aient les chevilles qui enflent (tiens, nous retrouvons notre œdipe) et qu’en conséquence, ils s’écartent eux-mêmes des valeurs pour lesquelles ils se battent, qu’ils fassent ou qu’ils laissent faire l’inacceptable, c’est monnaie courante. N’en est-il pas de même avec les psychanalystes ? Sont-ils à ce point hermétiques aux effets du pouvoir qu’ils se voient conférer au jour le jour par les patients et les psychanalysants ? Même s’il s’agit d’un leurre dont il est averti et qu’il utilise le plus justement pour que le psychanalysant puisse aller au bout de sa cure, est-il à ce point supérieur aux autres êtres humains pour ne pas en être affecté ?
Ces mêmes passions qui ont ravagé les premiers psychanalystes et entaché la psychanalyse sont toujours à l’œuvre et sévissent aujourd’hui dans les facultés de psychologie et de psychiatrie, dans les écoles de psychanalyse et dans les différentes institutions qui accueillent des personnes en souffrance.
Quand j’ai quitté mon dernier poste en institution pour me consacrer uniquement à mon travail en libéral, j’avais remarqué, avec d’autres confrères et consoeurs, que le taux de prescription de médicaments avait été multiplié par trois depuis qu’un psychanalyste avait été remplacé par un collègue qui avait donné ainsi une toute autre direction à la clinique. Encore une fois, des luttes de pouvoir, des luttes pathologiques propre à la névrose de quelques-uns avaient mis à mal la psychanalyse et la qualité du soin proposée aux patients.
C’est justement pour éviter cet écueil que l’école de psychanalyse du RPH a été créée par Fernando de Amorim et c’est pour cette raison qu’il préconise que la psychanalyse du psychanalyste est sans fin, dès lors qu’il continue à pratiquer. Au regard de l’histoire de la psychanalyse, cette proposition paraît extrêmement logique mais n’est-ce pas encore une fois les passions des psychanalystes qui freinent l’avancée de la psychanalyse ?
J’ai entendu régulièrement des gens dire que le RPH ressemblait à une secte ayant à sa tête un gourou qui tyrannise ses élèves. Au delà des multiples fantasmes qui biaisent la perception des détracteurs de l’école, je me suis tout de même interrogé sur les causes de cette vision déformée de notre école. L’autorité du président est tout simplement légitime du fait de son âge et de son expérience, à la fois en tant que clinicien mais aussi en tant que psychanalysant. Parce que certains confondent autorité et autoritarisme, parce qu’ils confondent arrogance et autorité clinique, ils ne se rendent pas compte de l’importance d’une hiérarchie dans une école pour assurer son bon fonctionnement. C’est justement pour ces raisons que les disciples de Freud se sont autant égarés et ce pourquoi nous voyons se développer aujourd’hui autant de nouvelles psychothérapies qu’il y a d’egos.
Mais croient-ils vraiment que nous soyons pour autant des moutons, hypnotisés par le berger qui nous montre le chemin ? Nous ne le suivons pas aveuglément, nous le suivons tout simplement parce que ça marche ! Tout d’abord en tant que psychanalysant et pour avoir ainsi rencontré plusieurs « psychanalystes », j’ai vu et éprouvé que sa manière de pratiquer la psychanalyse freudo-lacanienne fonctionne très bien et je ne pourrais certainement pas écrire ces lignes si ce n’était pas le cas. Ensuite, en tant que formation clinique, même s’il est impossible de dissocier les deux, je peux dire avec du recul que ça fonctionne très bien. Je me souviens d’un psychanalyste que j’avais rencontré pour faire une thèse de psychologie clinique. Cet enseignant de Paris VII qui ne mérite même pas d’être nommé disait à tous ses étudiants qu’il était impossible de vivre uniquement de sa clinique, qu’il fallait cumuler plusieurs boulots… A cette époque, je vivais déjà très bien de ma clinique et j’étais choqué d’entendre ce discours aussi négatif de la part d’une personne qui a tout de même une position d’autorité importante.
Bien sûr, ça ne tombe pas tout cuit dans notre bouche, ça marche parce qu’au RPH, nous investissons beaucoup dans notre formation clinique. Le plus tôt possible, même étudiants, nous entreprenons notre psychanalyse, nous commençons à recevoir des patients et à nous confronter aux difficultés cliniques que rencontre tout psychanalyste. Pendant que nos amis sur les bancs de la fac se préoccupent de savoir quelle note ils vont avoir à l’examen, nous avons des préoccupations cliniques : « Comment faire pour que tel patient ne se suicide pas ? Comment assurer une cure avec un patient psychotique ? »…
Est-ce une erreur de nous avoir poussé à nous confronter rapidement à la clinique ? Il s’agit bien sûr de grandes responsabilités difficiles à assumer, mais le résultat est aujourd’hui éloquent : la plupart des membres de l’école savent assurer des cures, vivent de leur clinique et ils ont a peine trente ans…
Bien sûr, du fait que le plus expérimenté soit le superviseur de la plupart des membres de l’école, cela produit immanquablement une identification et un appuie des cliniciens sur son style. Une forme de mimétisme des membres de l’école est néanmoins une étape transitoire inéluctable car personne ne peut apprendre à assurer des cures sans s’appuyer sur ses aînés. La formation du psychanalyste est très compliquée en ceci qu’elle met en jeu le transfert. Nous n’en sommes pas dupes pour autant, au contraire nous le travaillons en même temps sur le divan. Depuis les premiers psychanalystes, les relations transférentielles ont provoqué de graves dissensions ayant nui à la psychanalyse et à sa transmission. Ces mêmes relations au RPH sont travaillées par chacun des membres dans le cadre de sa propre cure.
Si cela donne au RPH des allures de secte du fait des transferts de chacun des membres à l’égard du superviseur, il faut considérer ce phénomène aussi temporaire qu’inévitable: idéalisation, fascination, désir d’instituer un maître pour mieux le voir chuter… Tous ces désirs inconscients que traduisent le chaos de l’histoire psychanalytique jusqu’à aujourd’hui, tous ces fantasmes, sont mis en jeux par nos rapports transférentiels pour mieux pouvoir les dénouer dans nos cures personnelles. Là où me semble-t-il, la plupart des écoles passent à côté de la névrose de ses membres, au RPH, il n’est pas possible de se cacher, la névrose est réveillée dans l’école et dans la formation pour mieux pourvoir la traiter sur le divan. Quand nous commençons jeunes à recevoir des patients, à participer aux colloques, aux réunions cliniques où chacun témoigne en public de son travail, nous nous mettons à nus, nous nous confrontons à nos inhibitions, à nos symptômes, à nos fantasmes inavoués. Bien sûr, il faut reconnaître que notre ego a parfois été malmené et que chacun d’entre nous a connu quelques moments de solitude, mais nous en sommes à chaque fois sortis grandis. Parce que nous parlons, nous traitons ainsi nos rancoeurs, nos fantasmes, nos haines sur le divan et la joie que nous avons à nous retrouver et à grandir ensemble dépasse largement les quelques blessures que notre moi subit pendant notre formation.
Pour conclure, j’aimerai attirer l’attention des membres cliniciens sur une résistance dont je me suis rendu compte récemment, une résistance qui selon moi participe à donner une mauvaise image de notre école du fait qu’une seule voix s’exprime jusqu’à maintenant : malgré la qualité de notre travail clinique et de nos investissements pour la faire grandir et nous faire grandir par la même occasion, une résistance subsiste. Chacun des membres cliniciens à un devoir vis à vis de la psychanalyse, celui d’écrire. C’est ce qui est ressorti ce dimanche midi, alors que j’interrogeais sur le divan la responsabilité de la position du psychanalyste : il y a un prix à payer pour occuper cette position. Ne vaut-il pas mieux le payer par d’écrits?