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Entretien avec Fernando de Amorim

Entretien

Cécile Vathonne
Paris, le 9 novembre 2023

Cécile Vathonne (CV) : Considérez-vous la psychanalyse comme un dogme, une croyance ou bien une science ?

Fernando de Amorim (FdeA) : Une science. Une science avec un objet bien précis, des techniques bien précises et avec une méthode qui lui est propre. Il n’y a pas de raison de penser qu’il s’agit d’un dogme, d’une religion ou d’une croyance. D’ailleurs, Freud et Lacan parlaient de guérison par surcroît, je trouve cette formule inappropriée parce qu’elle laisse la porte ouverte à des critiques stériles à l’encontre de ces deux analystes majeurs et de la psychanalyse comme science. La guérison n’advient pas par un supplément mais grâce à la reconnaissance du Moi du manque (objet fondamental) et grâce à la construction par l’être à partir du rien (objet originel). Il n’est pas attendu d’un psychanalysant qu’il croie à ce qu’il fait. En tant que clinicien, je demande seulement au psychanalysant de respecter la règle fondamentale.

CV : C’est-à-dire ?

FdeA : Qu’il puisse parler librement ses pensées, parler son corps. Parler son corps est la partie médicale de la psychothérapie. Quand je décline la règle fondamentale l’être n’est pas encore en psychanalyse. Donc je décline la règle ; qu’il puisse parler ses pensées, son corps et ses rêves. Je lui demande d’apporter ses rêves sans les noter. La psychanalyse a un encadrement théorique très bien ficelé. La psychanalyse n’est plus une jeune science, elle a plus de cent ans derrière elle. Il y a eu des psychanalystes tout à fait solides qui ont apporté leur contribution, leurs théories, leurs techniques. Je pense à Ferenczi, Mélanie Klein, Winnicott, Bion, Jacques Lacan, bien sûr, sans oublier Freud car tout ça a démarré avec lui. Il y a des erreurs techniques comme vous pouvez en trouver en biologie ou en physique. Ptolémée, Kepler faisaient aussi des siennes… Kepler était un astronome de très haut niveau mais il faisait aussi l’horoscope des princes. Dois-je l’accabler ? C’est méchant d’accabler la psychanalyse avec des arguments qui n’ont aucune consistance. Faire science à l’époque de Copernic, de Darwin, de Freud, c’était tâter le terrain, et faire des fausses routes qu’aujourd’hui, dans le confort de son bureau, l’obtus juge puéril. Freud venait d’une formation scientifique rigoureuse. Il était seul et il forçait le passage, parfois avec des gros sabots. Dois-je l’accabler ? C’est grâce à Freud que des êtres peuvent se vanter d’être heureux d’être devant vous, d’autres d’être encore en vie ou de travailler ; tout ça grâce à Lacan qui a incité ses élèves à ne pas se dérober face à la rencontre avec le psychotique. Gloire à eux. Honte aux détracteurs de la psychanalyse qui n’apportent pas de contre-arguments basés sur des preuves.

CV : Selon vous, d’où vient cette méchanceté ?

FdeA : Le Moi humain a toujours besoin d’un ennemi. C’est une formule sèche et limpide. Le Moi est le cerbère des organisations intramoïques donc il faut qu’il puisse accabler l’autre, son semblable.

CV : Deuxième question qui concerne plus spécifiquement le trouble dont je voulais vous parler. Considérez-vous la psychanalyse comme un soin de première intention pour une famille dans laquelle un enfant est dit “TDA(H)” ?

FdeA : Sans aucun doute. Je reçois ici des enfants et des familles qui portent le diagnostic de TDAH, trouble qui fait partie des maladies de laboratoire. Ce trouble est une invention des gens qui n’ont aucune affinité ni avec leur désir, ni avec « l’inconscient structuré comme un langage » (formule de Jacques Lacan). Je ne néglige pas la souffrance des êtres, des enfants et des parents, j’ironise la manœuvre, réussie de manière magistrale, pour faire du pognon. Le fait même que le DSM ait une puissance commerciale extraordinaire me fait penser que tout ça est très bien articulé. Je n’ai rien contre ces manœuvres, en plus, je n’ai pas la propension à vouloir changer quoi que ce soit. Je constate par l’expérience où ça coince, je signale. Sans plus. Mais, en tant que psychanalyste, je ne fais pas usage de ce diagnostic pour opérer cliniquement. Vous me posez la question, je vous dis simplement : c’est du commerce, c’est du marchandage, ce n’est pas de la clinique. Examinons l’usage du mot « trouble ». On dirait qu’on revient à Galien avec les troubles d’humeur, voire au corpus hippocratique. Le DSM, quand il a commencé, était solidement structuré par la théorie psychanalytique. Et, pour être « athéorique » comme ils disent, ils ont abandonné cette idée. Quel choix malheureux ! Il faut dire que les soi-disant psychanalystes nord-américains sont pour quelque chose dans cette opération de malheur. Maintenant les responsables du DSM, les psychiatres du monde entier qui suivent cette bible sans jus sont dans une dégringolade sans fin. A chaque édition, il y a quelque chose qui rentre, quelque chose qui sort. Dans la clinique française ou européenne, la clinique franco-allemande, il y a la névrose, la psychose et la perversion, et ça n’a pas bougé depuis. Pour quelle raison ? Parce que ce n’est pas nécessaire. Je trouve, en écoutant le discours souffrant de ces patients estampillés « TDAH », des symptômes névrotiques, psychotiques, et pervers. Je trouve des parents souffrant de névrose, psychose, et perversion. Quand ils arrivent à ma consultation, très rapidement je dégage le diagnostic du psychiatre ou du généraliste, et je travaille avec l’être. Il y a des enfants qui étaient agités et qui, six mois après, se comportent tout à fait convenablement, à condition que les parents rentrent dans la danse, qu’ils viennent aussi rencontrer le psychanalyste, un psychanalyste de ma confiance, donc un membre du RPH.

CV : Selon vous, pourquoi est-ce qu’on ne conseille pas la psychanalyse à ces parents qui vivent cette situation avec leur enfant ?

FdeA : Parce que psychanalyse veut dire remuer le matériel refoulé : les désirs, les fantasmes, les projections, les passions tristes. Qui veut réveiller le diable ? Qui veut sentir la merde qui l’habite ? Qui veut reconnaître sa honte ? Surtout pas le Moi. Il faut mettre en évidence que cette absence de courage du Moi va de pair avec la lâcheté de l’être. Un enfant est désorganisé, agité ? Ça ne tombe pas du ciel. Les parents y sont pour quelque chose. Ils ne sont pas fautifs mais responsables. D’abord parce qu’eux sont majeurs et l’enfant mineur. Ensuite, parce que je ne vise pas les personnes des parents, mais le Moi et les organisations intramoïques des parents. Je suis clinicien, je ne suis pas moralisateur. La difficulté est que les psychiatres, les psychologues et les généralistes n’ont pas le courage – pas ces personnes, qui doivent être toutes très charmantes, je vise ici le Moi et les organisations intramoïques des psychiatres, psychologues, et généralistes – parce qu’il faut avoir le courage clinique de demander, gentiment, mais de demander tout de même aux parents : « Quelle est votre part de responsabilité dans la souffrance de votre enfant ? ». C’est beaucoup plus facile pour le Moi des parents, et beaucoup plus hypocritement apaisant pour tous les majeurs en question – psys, profs, parents – de prescrire des médicaments, de faire des tests, d’envoyer l’enfant pour être psychoéduqué. À ce moment-là, le gamin ne dérange pas, ne dérange plus, dérange moins. Qui ? Le Moi du majeur. La fonction d’un psychanalyste n’est pas celle-là. La fonction d’un psychanalyste est d’être un trouble-fête, celui qui vient pour déranger le Moi. Ainsi, le rassemblement des Moi, dans une sorte de populace moïque, choisit l’enfant comme le gênant qui doit être soumis au silence. (J’appelle la populace moïque ce rassemblement des Moi contre la psychanalyse.) Ils n’ont pas tort ! La psychanalyse apporte la peste. Elle soulève le couvercle qui est caché au sein des familles. J’aime beaucoup ce mot « populace », pas dans une lecture sociale mais parce que quand on évoque « populace » on évoque une période de l’Histoire italienne et française bien déplaisante car riche mais au mépris de l’autre. J’appelle donc populace cette agglomération qui veut trouver son ennemi. Avec quoi travaille la psychanalyse ? Elle travaille avec le désir, le désir refoulé, elle travaille avec l’inconscient structuré comme un langage, elle travaille avec des choses dont aucun Moi humain ne veut entendre parler. Le respect que j’ai vis-à-vis du psychanalysant, c’est parce qu’il a le courage de se déplacer, de payer pour venir parler de choses qui sont parfois très déplaisantes. Et ça, le déplaisant, le Moi ne veut pas en entendre parler. Donc il faut trouver un bouc émissaire, et le bouc émissaire c’est la psychanalyse parce qu’elle parle du désir de l’Autre non barré dont il faut se débarrasser quand on est psychanalysant, du désir de sortir de psychanalyse et occuper la position de sujet, et, en tant que sujet ayant construit du désir en s’appuyant sur l’Autre barré, de construire sa responsabilité de conduire aussi sa destinée. A son époque, Freud était appelé le « porc juif » ; pour Lacan, ils disaient « le fou ». Maintenant quelques abrutis ont insinué que le RPH est une secte, que je suis un gourou. Ils ne savent rien sur mon travail. Mon travail est tout à fait merveilleux. Il faut s’en approcher pour juger. Mais personne ne s’approche parce que personne – persona dans le sens latin – ne veut savoir sur le désir de l’Autre non barré qui l’habite. Si l’être s’engage avec la construction de son désir, il devra compter avec la castration, donc avec l’Autre barré. Une telle opération n’intéresse pas le Moi. Le Moi est comme le chien qui, quand le maître lâche sa laisse, l’attrape et vient lui rendre. J’avais visionné cette image saisissante dans un TikTok qu’on m’avait adressé. Je suis un homme de mon époque. L’époque est malade, les majeurs sont malheureux, les enfants payent les pots cassés. Mais je suis de cette époque.

CV : Vous avez commencé en parlant du pouvoir financier du DSM. Est-ce que vous pensez que c’est aussi pour des questions d’argent qu’on ne conseille pas la psychanalyse à ces familles-là ?

FdeA : Pas du tout. Quand j’étais jeune on utilisait cet argument-là, que la psychanalyse est chère. Donc dès que j’ai eu les moyens, intellectuels et cliniques, j’ai mis en place une Consultation Publique de Psychanalyse où les gens sont reçus par des étudiants ou par des cliniciens. Les cliniciens y dédient une partie de leur temps pour rendre hommage à la psychanalyse et pour payer la dette symbolique qu’ils ont envers elle en faisant de la clinique avec des gens qui n’ont pas, pour l’instant – la formule est importante –, de moyens financiers. Ce n’est pas une question d’argent, c’est une question de désir. Pauvre ou riche, tout le monde n’a pas le désir de savoir sur le désir de l’Autre non barré et de construire son propre de désir à partir de l’Autre barré.

CV : Si on n’habite pas à côté de ces dispositifs du RPH, si on habite ailleurs, trouvez-vous que la psychanalyse est accessible ?

FdeA : Bien sûr que la psychanalyse est accessible ! Parce que depuis 1992, j’envoie à tous les Ministres de la santé, à tous les Présidents, tous les Premiers Ministres, un petit mot en leur proposant d’ouvrir des consultations publiques partout. Nous avons tout ce qu’il faut en France : nous avons des facultés de médecine et des facultés de psychologie partout sur le territoire. Ce qu’il faut faire, c’est que tous les étudiants de première année qui veulent devenir psychiatre et tous les psychologues qui veulent devenir clinicien aient une partie d’étude théorique et une autre partie de clinique. Ces jeunes étudiants doivent avoir la responsabilité d’aller dans un local proche de leur résidence ou de leur faculté : dans une mairie, dans une caserne de pompiers, dans un bâtiment public. Ils doivent y passer deux jours, arriver le matin, recevoir des patients, le soir aller dormir dans un couchage. Il est possible de vivre une telle expérience quand l’être a la vingtaine. Et pour le dîner ? L’étudiant mangera avec le pompier ou il aura un sandwich donné par la population. Le lendemain il assurera sa deuxième journée de consultation. Ainsi, le lundi et le mardi, il assurera de la clinique sociale et les autres jours, il étudiera la théorie à la faculté. Si un tel dispositif est mis en place, en cinq ans, il sera possible de parler de vrais cliniciens, indépendamment de la formation de psychologue ou de médecin. Je ne forme pas des psychologues ou des psychiatres, je forme des psychothérapeutes et des psychanalystes. J’ai envoyé ça depuis 1993, depuis septembre 1993. Personne n’a répondu favorablement.

CV : On vous a répondu ?

FdeA : Ah oui ! Des lettres avec des formules du genre : « Excellente idée ». L’unique personne qui avait fait un pas en plus, c’était Carla Bruni. Elle m’avait mis en contact avec un représentant du Ministère de la Santé. Je l’avais rencontré, il m’avait dit : « venez mardi ». Je suis venu et quand je suis arrivé là-bas, il a dit : « La CPP est une excellente idée et nous allons l’installer partout sur le territoire. ». Il m’a dit : « Appelez-moi mardi prochain ». Je l’ai appelé au moment convenu et je suis tombé sur sa secrétaire. « Appelez-le mardi prochain ». J’ai appelé et là, plus de communication. Le téléphone était coupé. J’ai envoyé le projet CPP aussi pour le premier et le deuxième mandat du Président Macron. Un jour, un type est venu à ma consultation. Mon hypothèse est qu’il s’agissait d’un policier ou d’un militaire qui disait avoir un problème psychique. Je l’avais écouté, je lui avais donné rendez-vous le lendemain, il m’avait dit : « Je vous dois combien ? ». « Payez quelque chose », ais-je répondu. Il a payé, il est venu la deuxième fois, et la troisième fois il n’est pas venu. Et ça depuis 1993. Dès que j’envoie un message à un Premier Ministre ou à la Présidence de la République, il y a toujours un type qui vient et c’est écrit gros comme un camion « DGSI » ou « Ministère de l’Intérieur » ou quelque chose du genre. Qu’est-ce que j’entends par là ? Qu’ils viennent pour vérifier si ce n’est pas une secte, si je ne suis pas un gourou, si je suis communiste ou si je mange des nourrissons. Bien évidemment, je n’affirme pas, j’interprète, interprétation imaginaire, avec un zeste d’humour. D’ailleurs, comme je m’en fiche complètement, que je ne me sens pas suffisamment paranoïaque – Lacan disait « Je ne suis pas assez paranoïaque » –, si mon hypothèse est vraie, je trouve cette perte de temps amusante. Il y a du temps et du personnel pour vérifier si quelqu’un est ou non un individu malveillant mais rien n’est fait pour proposer des solutions pour un apaisement social. Je vise ici le remboursement des quelques consultations de psychologue. D’un côté, je suis en colère face à autant d’ignorance ; de l’autre, je pense que gouverner, comme psychanalyser ou psychoéduquer, sont des métiers difficiles. Quand j’ai vu les gilets jaunes, la population exaspérée, en colère, je me suis dit que cette armée de psys que nous avons, qui sortent tous les ans des facultés, qui n’ont pas de travail, pouvait être mise au travail et ainsi faire en sorte que l’expérience psychanalytique puisse apporter une réponse sociale tout à fait excellente. Pourquoi cela n’est pas mis en place ? Parce que le Moi veut aller vers la destruction.

C’est mon interprétation, que j’espère imaginaire.