D’où parlé-je ?
Nazyk Faugeras
Paris, le 12 décembre 2023
Cette brève est née de la lecture d’une des propositions de thème de colloque de Diane Merakeb : « Éthique : ce que la psychanalyse propose pour la Cité ».
C’est d’abord une scène de la vie d’un jeune enfant qui m’est apparue sous forme de pièce d’un puzzle, dont il me revient d’écrire la suite. Lors d’une fin d’après-midi au parc, Gaston, au milieu du bac à sable, est seul, pleure, désœuvré. Il ne demande personne, il pleure. Et personne pour s’approcher ni de lui ni de sa détresse. Elle est contagieuse, vient réveiller les vestiges de l’être qui fut jadis désemparé, hilflos.
Sa détresse, effleure la mienne, à la fois archaïque mais dont le souvenir est vivace, un enfant perdu. Je m’approche de lui, lui demande comment il s’appelle et de qui il est accompagné : « nounou ». Nous faisons le tour du parc. Enfin, nous croisons sa « nounou », elle est assise sur un banc et discute. Elle s’avance vers Gaston avec le sourire moqueur d’un majeur face à un enfant effrayé et abasourdi d’avoir été laissé pour… seul. Je dis à la dame que Gaston était seul, qu’il pleurait et qu’elle n’était pas dans les parages. Elle répond, toujours le sourire aux lèvres, « mais non, j’étais juste là ». Alors je renchéris, résolue mais diplomate face à l’herméticité : « On vous a cherchée. On ne vous voyait pas, vous étiez trop loin. » Ce que j’entends d’une autre manière aujourd’hui. Je salue Gaston et retourne à mes propres obligations.
D’où parlé-je ? est la question que je me suis posée bien des mois plus tard, à propos de certaines scènes de la vie quotidienne dont la teneur m’exhorte à ne pas garder le silence.
D’où parlé-je ? En tant que mère ? en tant que citoyenne ? en tant que femme ? en tant que clinicienne ? Je parle depuis ma psychanalyse personnelle, soit en tant que psychanalysante, ce qui n’exclut pas toutes les autres positions citées, au contraire. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire d’être en psychanalyse pour se saisir de sa parole, pour user de son autorité à dire.
Comment bien dire face à la détresse d’un autre, sans contamination imaginaire ? Comment opérer face à l’agissement de la détresse de l’un sur l’autre, qu’il soit petit – enfant – ou grand – majeur ? Comment distinguer l’éthique du psychanalyste de l’éthique de l’adulte ?
L’éthique du psychanalyste peut s’exprimer au sein de son champ opératoire et s’appuie sur un levier non-négligeable répondant au nom du transfert psychanalytique. Le psychanalyste est appelé à dire, à intervenir en tant qu’Autre barré prime lorsque le discours de l’être le convoque à cet endroit où il ne peut pas ne pas dire, tout en respectant la limite de l’être. Cette éthique n’est pas circonscrite à la position qu’occupe le psychanalyste pendant ses consultations, elle s’étend au-delà de ces frontières circonstancielles.
La position éthique de l’adulte – ce qui le distingue du majeur qui en est dépourvu – « découle d’une position d’adulte responsable »[1], et son champ semblent limités et restreints, car bien qu’une parole invitant une autre voie possible puisse être dite et adressée, il n’est jamais assuré que cette invitation sera acceptée et que des résultats bénéfiques, ici pour l’enfant, en naîtront. Si le discours soutenu par la position éthique est pris par l’autre dans les filets de la relation imaginaire, alors il pourra, par exemple, être qualifié de « péremptoire ». C’est ce qu’une personne m’avait répondu, il y a quelques années, lorsque j’avais demandé conseil à une communauté de parents sur comment réagir dans une situation similaire à celle de Gaston. Aujourd’hui ma position est très claire, et je la sais non péremptoire.
L’éthique de l’adulte au même titre que celle du psychanalyste ne relève pas d’une autorité absolue, elle s’arrête là où surgit la décision de l’être.
Ainsi, pour illustrer ce propos, bien qu’un transfert puisse exister entre deux amis, le « bon conseil »[2] d’un être barré ou d’un être castré peut rester lettre morte, signant dès lors l’éthique dans sa splendeur symboliquement castrée : c’est dit, ça ne peut pas être forcé, mais c’est dit.
Comment se satisfaire de ce peu, surtout lorsqu’il s’agit des êtres les plus vulnérables, ici Gaston ? « On ne peut pas sauver tout le monde »[3] tempère Amorim, surtout au sujet des enfants, soumis aux radiations des organisations intramoïques parentales dont ils ne peuvent s’extraire, au moins jusqu’à leur majorité. Peut-on même sauver quiconque ? L’éthique invite l’autre, mais surtout soi, à faire avec ses limites.
Qu’est-ce que l’éthique ? C’est ne pas s’empêcher de dire « ça, non » face à la souffrance des êtres qui, agis par leurs organisations intramoïques, s’en prennent à d’autres.
L’éthique du psychanalyste est matérialisée par sa psychanalyse personnelle qui se poursuit tant qu’il a le désir d’occuper la position de psychanalyste, par l’action de nourrir la psychanalyse en guise de reconnaissance, et par dire, sans retenir, bien que cela puisse faire bondir. Car si l’Être et le Moi veulent bien s’entendre, cela fera grandir le respect mutuel qu’ils peuvent s’offrir, sans en souffrir.
En tant que femme, en tant qu’amie, en tant que mère, en tant que psychanalysante, je continuerai à dire quand ce sera nécessaire, là se trouve ma position éthique d’adulte. Pour le psychanalyste, dans l’espace temporel dans lequel il lui est possible d’intervenir, il n’est pas question d’étiquette, seulement d’éthique.
Dire, c’est accepter de perdre, et apprendre. Cesser de faire front avec l’Imaginaire, composer avec le Réel, construire avec le Symbolique. L’éthique du psychanalyste engage à la perte. C’est l’éthique de sa condition. Et la condition de son éthique.
[1] Formulation proposée par Ouarda Ferlicot lors de la relecture de ce document, le 19 décembre 2023.
[2] Propos du docteur de Amorim recueillis lors d’une supervision individuelle, 3 mars 2022.
[3] Propos du docteur de Amorim recueillis lors d’une supervision de groupe, 7 avril 2022.