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Construction du désir à l’Université entre grand Autre non barré et grand Autre barré

Sophie Vitteaut
Paris, le 21 septembre 2024

En débutant l’écriture de l’article sur la maltraitance ordinaire, prochain colloque du RPH – École de psychanalyse, je lis une citation de Donald Woods Winnicott « […] si la société est menacée ce n’est pas tant à cause du comportement agressif humain que du refoulement, chez l’individu, de sa propre agressivité. »[1]. Je pense tout de suite aux brèves de Ranida Bonamy[2], de Jeanne Simmou[3] et de Julien Faugeras[4] sur la suite possible après les études de psychologie. Il saute aux yeux que l’auto-agressivité, souvent ignorée des êtres, infuse dans notre société et aussi au sein de nos universités.

J’apporte un premier témoignage. En master 2 de psychologie, j’entends de la part d’un enseignant, superviseur de stages, que le RPH est une école où il ne faut absolument pas aller. Étant moi-même en cure avec une clinicienne de cette même école, cela m’interpelle et je demande pour quelle raison. Le superviseur répond que le RPH est dangereux puisqu’il incite les étudiants à recevoir des patients pendant leurs études, alors que ceux-ci n’en sont pas capables. Selon ses dires, l’institution était la voie la plus noble en sortant du Master ; recevoir des patients, à l’entendre, nécessitait une grande expérience avant de pouvoir construire une patientèle et une situation financière solide. Cela m’a tout de suite donné l’impression que gagner confortablement sa vie et faire de la clinique étaient réservés à une poignée d’élus.

Travailler en institution au sortir du Master 2 pour un psychologue n’est pas encourageant : souvent de maigres revenus et une espérance bien mince d’évoluer vers un CDI, c’est fort mal reconnaître les efforts fournis tout au long des années d’étude pour aboutir à une vie professionnelle dont la perspective limitante n’est pas très heureuse.

À la fin de mon diplôme, j’ai rencontré ce même superviseur pour qu’il puisse signer mon carnet de stage ; il m’a donné rendez-vous à son cabinet. Il disait ne recevoir que très peu de patients et il avait une quarantaine d’années. Son cabinet, perché en haut d’un escalier étroit et escarpé, se composait d’une petite pièce très sombre ; c’était comme accéder à un grenier. Mon interprétation est que ce superviseur ne s’autorisant pas de son désir de clinicien, en empêchait ses étudiants. Comment inviter les étudiants à prendre soin de leur désir et à le construire si certains enseignants ne le font pas pour eux-mêmes ? L’Université est un moment d’espérance, mais comment inviter à grandir et à construire dans la joie au sortir du diplôme avec ces paroles lourdes et qui condamnent ?

Une fois diplômée, je ne savais pas travailler, et pourtant je recevais des patients toute la journée en institution, activité qui prit fin au bout de six mois : trois heures de transport par jour, trois à quatre fois par semaine, pour un salaire qui me permettait à peine de subvenir à mes besoins, au service d’un dispositif institutionnel qui écrasait le peu de clinique possible avec des ateliers visant le bien-être, des passages de tests cognitifs et avec le DSM comme référence.

Tout cela était très loin de ce que j’avais pu nourrir de désir et de projets pour mon futur métier, animée par la clinique et par la psychanalyse.

En décembre 2019, je m’engage pour une activité libérale et entre au RPH – École de psychanalyse. Je reçois trois premières patientes. En mars 2020, le nombre de consultations augmente significativement. Au même moment, le confinement est annoncé par le gouvernement ; je transfère ma clinique par téléphone pour ne pas mettre fin aux cures déjà commencées et à mon activité malgré les avis mitigés de collègues psychologues sur la question. L’impression que, lorsqu’on travaille avec les êtres en souffrance, il est indécent de vivre confortablement, touchait à un endroit sensible chez moi, un lieu de culpabilité que j’ai pu résoudre en cure pour freiner ce positionnement sacrificiel et m’autoriser enfin à vivre bien, en étant à l’aise et ainsi transmettre dans ma clinique cette possibilité aux êtres qui viennent me consulter.

En mai 2020, je reçois tous les jours, des patients qui viennent et reviennent en disant que leur psychothérapie leur fait du bien, qu’ils vont mieux. Cela m’encourage. J’ai toujours craint qu’être psychologue soit vain. Or je désirais faire un métier dont les résultats, les avancées puissent être palpables.

En trois mois d’activité en libérale, je gagne ma vie décemment ; au bout de six mois, très confortablement. Les premières joies en travaillant se réveillent et me réveillent. Je suis clinicienne, cela me va et mon cabinet est un lieu clair et accueillant.

Je me forme à la psychanalyse notamment avec ma psychanalyse personnelle, des groupes de lecture, des réunions cliniques et des colloques qui m’enseignent et m’enthousiasment. Au moins deux supervisions individuelles et une de groupe (dès le début de mon activité) me permettent d’apprendre en travaillant, d’être rassurée quant à l’exercice de mon activité de psychothérapeute et de veiller aux différentes cures que j’assure.

Construire son désir est délicat et peut être chahuté par une agressivité qui n’est pas mise à jour. La parole défaitiste d’un grand Autre, surtout lorsque celui-ci est un représentant de l’Université et de l’enseignement, peut malmener les premiers pas vers cette construction, parce que la parole d’un enseignant compte pour un étudiant en voie de se professionnaliser. En dépit de ce discours malheureux, qu’il n’est pas obligé de suivre aveuglément, vivre de sa clinique est possible sans attendre une expérience qui serait due à l’âge, logique qui étouffe le désir.

A contrario, je témoigne d’une expérience joyeuse à l’Université, qui m’invita à grandir. Lors de l’écriture du mémoire de Master 2, il m’a été proposé de choisir, comme à chaque étudiant, le jury pour la soutenance de ce travail. Un transfert positif de travail auprès d’un Professeur Émérite de l’Université de Paris m’invita à le désigner comme jury.

À l’heure de ma soutenance, les premiers mots de ce professeur à mon égard furent : « Vous êtes une clinicienne, mais il ne faut pas avoir peur de la psychose. » Les premiers mots appuyèrent ce désir en moi-même, celui d’être clinicienne ; les mots suivants m’invitèrent sans attendre à me responsabiliser vis-à-vis de celui-ci et de moi-même et m’invitèrent par la même au divan de ma psychanalyste. En occupant une position de grand A barré’, ce professeur contribua à valoriser ce désir et aussi à en prendre la mesure : il ne suffit pas de dire que je suis clinicienne pour en occuper la position, cela demande un travail qu’il a été possible de mettre en place par la suite avec le RPH – École de psychanalyse.

Les rencontres avec différents discours – dont ceux peu soigneux envers le désir des étudiants présents dans les universités – ont été l’occasion de me positionner plus clairement vis-à-vis de ce que je souhaitais pour moi-même, en me dégageant aussi d’une censure révélant ma propre inhibition. En étudiant, en écrivant, en lisant, en assistant aux enseignements auprès de professeurs, les études universitaires ont cet effet de grand A barré puisqu’elles participent à la construction professionnelle en devenir. L’expérience clinique passe par la castration symbolique. Elle se construit en recevant patients et psychanalysants, en étant suffisamment encadré pour le faire, donc avec l’appui d’une cure personnelle et de supervisions hebdomadaires.


[1] Winnicott, D.-W. (1950-55). « L’agressivité et ses rapports avec le développement affectif », in De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1976, p. 80.
[2] Bonamy, R. « Une logique moïque n’est pas une logique de désir », 19 septembre 2024, consultée le 21 septembre 2024.
[3] Simmou, J. « Invitation aux étudiants de psychologie », 19 septembre 2024, consultée le 21 septembre 2024.
[4] Faugeras, J. « La question de l’idéologie dans le champ de la psychologie », 19 septembre 2024, consultée le 21 septembre 2024.