Édith de Amorim
Paris, le 30 septembre 2024
« Maman, à quoi ça sert la poésie ? », c’est la question de mon fils âgé de 9 ans qui était, alors, aux prises avec un extrait du poème d’Alfred de Vigny La mort du loup. Il l’avait choisi en ignorance de cause, cédant au charme du mot « loup » qui lui ouvrait des horizons magnifiques. Las, c’était beau mais c’était dur et le loup meurt à la fin : « Et, sans dénier savoir comment il a péri / Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri. » Vigny, ici, renvoie les chasseurs à leur ignominie.
Mais les mots du poète ne sont pas les mots de l’enfant ; leur amour pour le loup ne sert pas les mêmes causes ; tous deux sont pris au piège de leur rapport au monde et aux autres : Vigny n’aimait pas les chasseurs et fait mourir le loup avec grandeur ; mon fils aimait le loup uniquement quand il est le plus fort, le plus rusé, le plus sage.
La poésie sert d’abord aux intérêts de chacun : homme, femme, enfant, vieillard. Elle nous offre tous les chemins et autoroutes qu’on pense les mieux, les pires, pour nous. La poésie ne sert pas qu’à ça ; elle sert aussi à rien et ça, ce n’est pas rien, comme aurait pu le dire Raymond Devos.
Le rien en poésie, c’est un sommet de l’art ; en psychanalyse il est hémistiche, coupure, césure d’avec le lourd et le long, le mal rythmé et mal accordé. Prenez le poème, Remerciements de Wisława Szymborska[1] : « Je dois beaucoup à ceux / dont je ne suis pas amoureuse. / Le soulagement d’apprendre / que d’autres ils sont plus proches / La joie de ne pas être / le loup de leurs agneaux. »
Cette manière de dire le rapport au Monde, aux autres et à la haine sauve beaucoup de ceux qui savent encore lire la poésie. Pour lire la poésie, il suffit d’avoir de la poésie à portée de main, prendre une grande inspiration et se lancer, s’élancer. Fermer le livre, en prendre un autre. Pour lire de la poésie, il ne faut plus avoir honte des âges qui nous habitent encore et toujours ; pensons à Le chat et le soleil de Maurice Carême : « Le chat ouvrit les yeux, / Le soleil y entra. / Le chat ferma les yeux, / Le soleil y resta. / Voilà pourquoi, le soir, / Quand le chat se réveille, / J’aperçois dans le noir / Deux morceaux de soleil. » La psychanalyse a cette manière-même de la poésie de nous faire saisir le plus beau de nous-même sous ces paquets de noirceurs, nous faire discerner cette vérité qui jaillit d’un trait qu’on nomme lapsus comme un « terrorrifié », faire s’emparer d’une agitation qui traverse le corps de l’enfant traduisant sans parole le langage corporel des majeurs qui l’entourent sans savoir ce qu’ils disent d’indécent et d’ignoble. Connaissez-vous Jacques, le Prévert tendre et dru ? Il a parlé du Cancre dans Paroles« Il dit non avec la tête / Mais il dit oui avec le cœur / Il dit oui à ce qu’il aime / Mais il dit non au professeur » Ou bien encore du même voici Tant pis dans Fatras : « Faites entrer le chien couvert de boue / […] / Tant pis pour ceux qui n’aiment pas la boue / […] / Qui ne savent pas le chien / […] / On peut laver le chien / […] / On ne peut pas laver ceux / Ceux qui disent qu’ils aiment les chiens / À condition que… / Le chien couvert de boue est propre ». Les scientifiques, eux, ne sont pas poètes ; j’en veux pour preuve qu’ils ont décidé de chasser la psychanalyse du monde des enfants agités qui secouent les grands autres autour d’eux, et c’est une bien navrante nouvelle. Vive la poésie et vive la psychanalyse !
[1] Szymborska, W. De la mort sans exagérer, traduit du polonais par Piotr Kaminski, Poésie Fayard, 1996, p. 62.