Voulez-vous vraiment « Aider le généraliste à cerner le risque suicidaire » ?
Fernando de Amorim
Paris, le .. III. 2006
Voici un article publié dans « Le Quotidien du Médecin » du 12 mars. Il s’agit, soi-disant, d’aider le généraliste à cerner le risque suicidaire. Bien entendu, en tant qu’association liée directement à la santé, le RPH ne pouvait que lire avec la plus grande attention un tel document…
Pour prévenir le suicide, un laboratoire pharmaceutique (Wyeth Pharmaceuticals France) et une association Loi 1901 (L’Institut français de la démarche qualité en santé), se sont unis pour « aider » les généralistes, celles et ceux qui, avec les urgentistes, sont au front de la clinique, comme nous aimons à le dire. De quelle manière ? C’est là que le bât blesse. En tant que psychanalystes notre inquiétude, comme celle des généralistes, est de déceler le risque suicidaire.
L’article ne nous épargne pas les chiffres, évidemment ! La France est « un des pays industrialisés les plus touché par le suicide, avec près de 13 000 décès et plus de 160 000 tentatives de suicide par an. », nous sommes face à une donnée statistique dont il nous paraît, au fil de la lecture, que la fonction soit de faire peur. A qui ? Aux généralistes en les stigmatisant mine de rien : « De 60 à 70% des suicidants ont consulté un médecin généraliste dans le mois précédant le passage à l’acte et 36% dans la semaine. » (Sic !). Faire peur, pourquoi ? Pour vendre quelque chose ?… Une nouvelle molécule ? Non, pour l’instant il s’agit de vendre des « outils validés » (par qui ?) « …permettant aux médecins généralistes de mieux détecter et de mieux appréhender la crise suicidaire… ». Qui gagne quoi avec cette « aide » : le laboratoire, l’association, le généraliste, le patient ? La première partie de l’article nous instruit, comme nous l’avons dit, sur cette quantité de morts (« Ils [les décès] représentent 2% de l’ensemble des décès annuels, cette part variant fortement selon l’âge. Pour les personnes de 15 à 44 ans (4 000 décès par an), le suicide représente la deuxième cause de décès, après les accidents de la circulation. ». Nous vous rappelons que le but de l’article est, toujours, d’aider le généraliste à cerner le risque suicidaire.
Après les statistiques qui font peur et semblent désigner un bouc émissaire, la formule salvatrice : «Malgré de nombreux préjugés et la crainte que justifie le suicide, il apparaît maintenant possible de la prévenir. ». Comme entendre cela ? N’importe quel praticien a déjà été confronté au suicide. Ainsi, en lisant un tel article, nous ne pouvons que nous identifier à un moment de notre pratique de généraliste. Pris par la peur (comment vendre autrement ?), nous sommes sauvés par l’espoir de ne pas, ne plus, être confrontés à la mort de l’autre.
Rappelons, ce que tait l’article, que « Identifier la crise suicidaire, en évaluer l’urgence et la dangerosité » ne sont pas une mince affaire. Après identifier, évaluer l’urgence et la dangerosité, dit l’article, voilà que cela rend « possible l’action thérapeutique, permettant d’éviter le passage à l’acte. ». Quid de l’action thérapeutique ? L’article ne le dira pas. Nous pensons que ce genre de garantie est imprudent. Nous ne savons rien du moment du déclenchement du passage à l’acte. Notre pratique à nous, dans la consultation publique de psychanalyse est la suivante : nous essayons de retenir le patient gentiment, lui donnant plusieurs rendez-vous dans la semaine, voire dans la journée, ce que nous avons appelé la technique de l’écarteur. Cela peut introduire la castration symbolique nécessaire pour éviter le passage à l’acte.
L’article propose implicitement au généraliste de parler davantage avec le patient, en le « questionnant » en établissant « le contact » sur ces intentions [liés au suicide]. Pour questionner efficacement un patient il faut du temps et ce temps, sauf erreur de notre part, le médecin ne l’a pas. Au sein du RPH, nous avons mis en place un service d’écoute téléphonique d’urgence et une consultation publique qui visent à faire le pont entre généralistes et psychistes dans un processus appelé « cônification du transfert ». Ce processus est caractérisé par le transfert du patient dont le médecin suspecte un terrain suicidaire dont il ne se sent pas de prendre en charge seul, vers un partenaire psychanalyste. Excepté cela, nous pensons que personne ne peut interdire à quiconque de mettre fin à ses jours.
Nous pouvons cerner le risque suicidaire en écoutant le patient, en le poussant gentiment à s’approcher des racines de sa haine et de son désespoir, parce que c’est de cela qu’il s’agit. Mais personne ne peut éviter qu’un suicidé ne se suicide. Demandons au généraliste ce qui est possible. L’impossible n’est pas thérapeutique !