Confinement déconfisant ce – ceux – qu’on aime
Paris, le 26 avril 2020
Avant, il y a de cela une bonne éternité, j’aimai beaucoup m’installer à la terrasse chauffée d’un café, souvent toujours le même, pour boire un allongé, c’était – je m’en souviens – l’hiver. Je profitai de la vue sur la rue animée par le ballet des passants de tout âge et des véhicules toutes catégories.
Je laissai mon esprit s’élever au-dessus de la cohue et m’entraîner dans un temps autre ou bien j’échangeai avec la serveuse sur la couleur de son chandail qui lui allait si bien. Ces instants-là j’y repense mais me manquent-ils ? Eh bien ! pas tant que ça ; même pas du tout tant.
De ces instantanés, sans doute trop broquilles, pas de quoi faire un trou dans la vie ; mais quand de la vie d’avant, la vie d’allées et venues, ce sont les amis qui ne font pas carence alors c’est un silence de plomb mêlé d’or qui d’abord s’installe à l’autre bout du fil.
« Ce sont mes amies depuis dix ans… Et c’est maintenant que je suis seule chez moi que je m’aperçois que si je ne prends pas sur moi la relation, il n’y a personne ! »
Le confinement déconfit nos autres comme autant d’ennemis qu’on pensait amis pour la vie, amis jurés. Le confinement nous tend cette surface d’un miroir dont le tain s’est éteint et, tout à trac, nous réveille à des distances insoupçonnées des autres et donc de nous-même.
Sans tain, l’image se transforme et se révèle telle qu’en elle-même : vision d’un objet pas présent qui s’offrait à notre vue ; notre regard ne se rencontre plus avec l’autre du miroir poli – le sourire rendu au sourire ou le rictus au rictus – mais avec l’autre qui ne nous voit pas.
La distance, d’imaginaire, devient vraie distance et les questions, alors, se pressent : pourquoi je souris tout le temps à ces autres afférés à tout autre affaire que la mienne ? Pourquoi je dois toujours dire oui ?
De face, la distance vraie change les sens : le seul regard qui porte ici c’est la parole et cette parole, loin d’être soutenue, appareillée par ce lien imaginaire – en miroir –, devient inusuelle, difficile, inaccoutumée.
De ce souvenir – déjà immarcescible – de sourire permanent surgit alors sa cause blafarde à force d’oublis réitérés et de relégations opiniâtres : souris-moi, Père ! souris-moi, Mère ! souris-moi, Autre ! Dis-moi que je suis présent, que je suis chère, à ton cœur, à tes pensées et, partant, à moi-même.
Las, la distance pas réfléchie renvoie à cette réalité qui, pour certains, reste encore à remplir d’eux-mêmes, à colorier de leurs propres idées, à façonner de leurs mains et pour cela, pour ce faire, ils n’ont que leurs paroles, c’est-à-dire leurs pensées enfin sorties de leurs gangues, purgées de leurs croûtes, leurs scrofules et autres écrouelles, imaginaires ; ces paroles pleines d’un sens nouveau fouettent le sang comme le vent froid de l’hiver cingle le visage lors des promenades en rase campagne.
Pour les mieux lotis, ce confinement ressort à une belle rencontre avec eux-mêmes.
Pour les moins bien lotis, il ouvre une perspective un tantinet effrayante quant au déconfinement.
Pour les mal lotis, il les laisse à leurs selfies de ciel bleu au bord de leur piscine en toute indiscrétion c’est-à-dire en méconnaissance foncière de la distance sociale, de l’altérité.
Les mal lotis, qui soudain prennent peur à se repenser dans le monde, entourés d’autres, doivent savoir qu’il est un lieu de confinement où se bâtit un monde qu’ils pourront arpenter, ouvrir voire endiguer aux indésirés ; ce lieu est le cabinet du psychanalyste.