You are currently viewing Corps électriques et la musique : cette langue qui révèle et dévore

Corps électriques et la musique : cette langue qui révèle et dévore

Liu He
À Paris, le 3 mars 2025

Dans mon ancienne vie, j’étais DJ de la soirée techno. J’étais aussi fascinée par les musiques électroniques que par la danse dans ces soirées. J’observais des corps enlacés, sourds aux mots mais vibrants avec la musique. Les danseurs étaient enveloppés par les basses, sourdes et lancinantes, ébranlant les pulsions. Les mélodies, elles, glissaient entre les ombres avec la douceur d’un lamento. Elles touchaient la couche des affects : mains qui se frôlaient devenaient tendres, un regard se détournait sous l’effet d’une note mineure… Entre les corps, la pulsion et l’affect s’épousaient – le corps était ce lieu de traduction – le rythme libérait le désir, la mélodie lui donnait une couleur.

Dans son livre De l’art à la mort, Michel de M’Uzan[1] insiste sur l’idée que l’art réactive des traces mnésiques préverbales, celles du stade infantile où la frontière entre soi et l’autre est floue. Ainsi, pour M’Uzan, comme pour beaucoup d’autres auteurs (Wilfred Bion, Didier Anzieu, André Green, Jean Laplanche…), les pulsions archaïques (vie/mort, fusion/séparation) ne sont jamais figées : elles oscillent en permanence, créant une « économie paradoxale » où les contraires coexistent.

Dans le noir humide des boîtes de nuit, les corps s’affranchissent. Sous les lumières qui percent la fumée, la musique agit comme un solvant – elle dissout les armures, fusionne les corps à l’espace. Peu à peu, la peau ressent tout, les pensées disparaissent… Nous dansons jusqu’à oublier les frontières : ce qui était interdit devient normal, ce qui était gênant se transforme en chorégraphie créative. Mais dans ma tête, une question reste : d’où nous vient cette crédulité magnétique à la musique ?

La vulnérabilité psychique et l’enveloppe sonore

L’espace sonore est le premier espace psychique évoqué par Anzieu. Il a mis en avant l’existence, plus précoce que le miroir visuel décrit par Jacques Lacan[2] et Donald Wood Winnicott[3], « d’un miroir sonore, ou d’une peau auditivo-phonétique, et sa fonction dans l’acquisition par l’appareil psychique de la capacité de signifier, puis de symboliser »[4]. Il souligne que le fœtus est exposé, bien avant la naissance, à un paysage auditif riche : la voix de la mère, les pulsations de son cœur, ou encore les bourdonnements de son physique. Tout comme cette enveloppe sonore intra-utero le rassure, contient et crée un sentiment d’unité avant même la naissance, l’enveloppe musique peut reproduire cette fonction contenante, agit comme une « peau auditive », remplaçant symboliquement l’enveloppe défaillante du Moi.

La musique : accompagner les métamorphoses ou s’y perdre

Dès notre arrivée au monde, nous apprenons à vivre avec un corps en perpétuelle évolution. Ces métamorphoses parfois brutales – comme à l’adolescence – peuvent déstabiliser notre monde intérieur. Quand le corps se transforme sous l’effet de la sexualité génitale, il impose à la psyché une réalité qu’elle n’est pas encore prête à assumer. La musique devient alors une alliée précieuse : en l’écoutant ou en la créant, l’adolescent trouve un langage pour apprivoiser ce chaos intime[5]. Elle lui permet de transformer l’énergie brute de cette métamorphose en une force vivante, partageable avec les autres.

Mais cette même musique qui libère peut devenir piège. Certains, pour se protéger du vacarme du monde extérieur (les injonctions sociales) ou des tempêtes intérieures (ce qui nous effraie en nous-mêmes), s’enferment dans une bulle sonore. Nous montons le volume jusqu’à étouffer tout le reste. Ce qui était refuge devient alors prison : la musique se transforme en outil de rupture, de repli sur soi, comme si son intensité pouvait nous arracher à nous-mêmes.

J’ai rangé les platines du jour au lendemain, à l’orée de ma trentaine, alors que tout semblait me sourire. Ce soir-là, pendant mon dernier DJ set, j’ai vu la transe se transformer en cauchemar : des danseurs glissaient sur le sol comme des marionnettes, inconscients, des silhouettes vides tournoyaient dans une nuit sans fin. La musique que je croyais libératrice était devenue chant des sirènes – elle ne berçait plus, elle engloutissait. Plus besoin de paroles, fusionner avec un corps étrange jusqu’à disparaître… Il m’a fallu trahir la musique et son mensonge d’infini pour plonger dans le bégaiement fertile des mots – là où le sens se déchire et où renaître devient possible. Un jour, je reviendrai peut-être à la musique – je ne sais encore par quel chemin. Elle demeure ce don incomparable offert à l’humain : nous réveiller et nous faire rêver…


[1] M’Uzan, M. D. De l’art à la mort: itinéraire psychanalytique, Paris, Gallimard, 1977.
[2] Lacan, J. « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique ». Revue française de psychanalyse, 1949, n° 13, pp. 449-55.
[3] Winnicott, D.W.  Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975, pp. 153‑62.
[4] Anzieu, D. « L’enveloppe sonore », in Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1995, p. 184.
[5] Brault, A. « L’enveloppe sonore du Soi, quarante-sept ans après Didier Anzieu ». Bulletin de psychologie, 2023, Pub. anticipées (PR1), pp. 37‑46.