Couper dans l’imaginaire
Jean-Baptiste Legouis
Paris le 10.VI.13
Je réagis à la brève n° 277 de ma collègue Ouarda Naït Mouhoub. Je suis d’accord avec les questions soulevées par son texte. Néanmoins, je ne pense pas que nous devions condamner les chirurgiens. Ils font ce qu’ils savent faire, trancher dans la chair. C’est leur métier, et dans un certain nombre de situations, c’est fort utile et cela sauve des vies.
J’ai eu l’occasion de recevoir trois patientes en attente d’une opération pour perdre du poids. La première avait une quarantaine d’années et souffrait d’une obésité morbide (lorsque l’indice de masse corporel est supérieur à 40) et voulait se faire poser un anneau gastrique. Elle est venue régulièrement pendant plusieurs mois. J’ai parlé au téléphone avec son chirurgien, et, du fait de la réversibilité de l’opération, j’ai rédigé le document qu’elle me demandait en insistant sur l’importance qu’elle puisse continuer de venir parler régulièrement avant et après l’opération. Ce qu’elle n’a pas fait.
Les deux autres avaient 21 et 23 ans et venaient pour obtenir, également, une attestation d’un psychiste avant de passer sur le billard, l’une pour un bypass et l’autre pour une sleeve. Dans les deux cas, je n’ai pu faire qu’une seule séance. Ces deux femmes sont arrivées très souriantes et décontractées. Visiblement elles imaginaient n’avoir à remplir qu’une simple formalité. Elles m’ont expliqué leur parcours et dit qu’elles avaient beaucoup réfléchi et bien pesé leur décision. Je leur ai dit que j’entendais bien leur souffrance et que j’étais tout à fait disposé à les recevoir très régulièrement pour qu’elles puissent en parler davantage. Je leur ai aussi dit que je refusais de rédiger une attestation pour leur chirurgien en vue d’une opération irréversible. Enfin, je leur ai indiqué que leur âge et la modération de leur obésité me poussaient à leur proposer une autre voie possible, avec la parole.
La plus jeune a dit qu’un an auparavant elle avait été voir une équipe chirurgicale et qu’on lui avait dit qu’elle n’était pas assez grosse pour être opérée. Un an après elle avait pris 11 kilos. La seconde avait, quelques années auparavant perdu plus de 20 kilos, en moins d’un an, grâce à un régime. Elle ne voulait pas refaire les mêmes efforts. L’une et l’autre semblaient envisager l’opération comme un remède miracle et définitif. Je ne suis pas parvenu à faire naître le transfert. Leur visage a changé du tout au tout, exprimant une vive déception, teintée de colère, lorsque j’ai annoncé que je ne rédigerai pas d’attestation pour elles. Nous pouvons nous demander si les patients eux-mêmes, soumis aux exigences tyranniques de la résistance du Surmoi, ne souhaitent pas payer, dans le réel, leur livre de chair (1).
C’est un effet d’apaisement symbolique de ce Surmoi que nous visons, grâce à l’opération de la parole plutôt que celle du bistouri. Par ailleurs, selon l’Institut de Prise en Charge de l’Obésité (IPCO) 36 000 opérations en chirurgie bariatrique ont eu lieu en France en 2011 (2) (7 000 anneaux gastriques, 9 000 by-pass et 13 000 sleeves). Le protocole prévoyant systématiquement l’accord écrit d’un psychiste avant l’opération, nous pouvons nous demander qui sont ces psychistes qui délivrent ces attestations. Car je ne me fais pas d’illusion sur le fait que les deux jeunes patientes évoquées, qui ne sont pas revenues, auront trouvé, sans trop de difficulté, un psychologue ou un psychiatre qui aura répondu à leur demande. Je pense que la responsabilité de ces psychistes est beaucoup plus engagée que celle des chirurgiens, car ils sont censés avoir les outils pour opérer avec le transfert, l’imaginaire et le symbolique. Mais, comme le disait déjà Jacques Lacan dans Télévision : « Au reste les psycho – quel qu’ils soient, qui s’emploient à votre supposé coltinage, n’ont pas à protester, mais à collaborer. Qu’ils le sachent ou pas, c’est ce qu’ils font. » (3).
Nous serons sans doute amenés à parler de tout cela plus avant, et à exposer notre définition de la clinique du partenariat, lors de notre débat du 24 juin 2013 sur la clinique du Sujet.
(1) C’est ce qu’exige comme intérêt d’une dette impayé, l’usurier Shylock dans la pièce de William Shakespeare « Le marchand de Venise ».
(2) Quelques chiffres sur la chirurgie de l’obésité
(3) Jacques Lacan, Télévision, 1974, coll Champ Freudien, éditions du Seuil, Paris, p.25