Sabrina Merabet
Paris, le 21 novembre 2024
Au cours d’une de mes supervisions, je témoigne d’une situation clinique : en associant librement ses pensées, un psychanalysant découvre qu’il a subi, enfant, la maltraitance des majeurs qui l’ont accueilli tristement et méchamment dans le monde. Ce souvenir difficile et parlé sur le divan fait état de la puissance du retour du refoulé. C’est le maniement de la technique psychanalytique associé au transfert qui fait émerger ce qui est silencieusement caché et ce qui, de notre humanité crasse, est indicible – à part sur le divan. Au fil de ma supervision, je suis étonnée du calme clinique dont je fais preuve, et de la position que j’assure auprès de ce psychanalysant. D’où ce calme me vient-il ? De mon désir d’être-là. Il est soutenu par une autorité clinique que je construis, appuyé sur mon travail quotidien à ma consultation, sur ma psychanalyse personnelle et sur mes supervisions. C’est grâce à ces trois piliers qu’aujourd’hui je gagne correctement ma vie et, surtout, qu’elle a du goût.
Ce constat, je le repère au cours de cette supervision et il me rappelle un souvenir. J’étais alors jeune, je passais mon baccalauréat dans un lycée de banlieue et je ne savais même pas que je voulais devenir clinicienne. À ce moment-là, j’avais entendu une ou deux fois parler de la psychanalyse ; cela avait attisé mon désir, mais je ne saisissais pas encore très bien la différence entre la psychologie, la psychanalyse et même la philosophie. Je sentais bien qu’il y avait là quelque chose qui me réveillait, mais je ne pouvais pas encore très bien pointer du doigt mon désir ; autrement dit, mon Moi n’était pas prêt à assumer. Je tentais alors d’entrer dans une école de psychologues praticiens sur les conseils de mon entourage. Dans mon souvenir, il y avait un concours à l’entrée : des tests psychométriques, une rencontre débat avec d’autres candidats supervisée par un psychologue, puis un entretien individuel avec le même psychologue. C’est à l’issue de cette étape qu’il était alors possible de s’inscrire à cette école qui était payante. Je me souviens des tests de psychométrie, puis de l’entretien avec une psychologue. Elle se présenta et me demanda comment cela se passait dans ma famille, et de lui expliquer mon histoire personnelle. C’était la première fois que je me trouvais face à une psychologue et je me souviens avoir été brusquée, surprise puis… Après avoir balbutié quelques bribes de mon histoire personnelle – je n’étais pas du tout prête à faire état de mes symptômes et de mon histoire familiale – la psychologue me transmit un diagnostic. Je rentrais alors chez moi bouleversée. Il était hors de question que j’aille au bout du concours et, de toute manière, la psychologue m’en avait tout à fait dissuadée, tout cela en m’expliquant, diagnostic à l’appui, que je ne pourrai pas convenir pour le métier.
Après mes études, j’ai pris du temps avant de commencer à travailler. Dans cette inhibition, il y avait bien évidemment du mien dans l’affaire, et maintenant je fais le lien avec ce souvenir et ce début de vie professionnelle qui fut laborieux : je n’avais pas envie d’être psychologue, et la première que j’avais rencontrée m’en avait dissuadée. Quelques années plus tard donc, un master de psychologie puis de philosophie en poche, j’accumulais tristement la maîtrise sans décider franchement de découvrir mon être qui, voilé du semblant de la connaissance, s’organisait pour fuir l’étape cruciale du choix du métier à venir… C’est peu avant mon premier poste en tant que psychologue que je rencontre mon psychanalyste, le docteur Faugeras. Rapidement après mon entrée en psychanalyse, je prends rendez-vous avec mon superviseur, le docteur de Amorim. Il m’invite à me positionner : suis-je psychologue ou clinicienne ? Est-ce que je souhaite devenir psychanalyste ? Effet brutal de ces questions sur mon Moi qui demanda un peu de temps pour ré fléchir – sous le poids de quelque chose que je ne voulais pas assumer. Et pourtant ! Ces questions furent un réveil à mon désir, à mon être qui, pendant toutes ces années, avait tout fait pour se cacher et ne pas dire. À qui la faute ? Papa, maman, la psychopraticienne, etc., la liste était longue et j’étais prête à la dégainer face à toutes les secousses qui avaient rythmées jusque-là mon parcours. Désormais – et depuis le lendemain du premier rendez-vous chez le superviseur – il en est autrement. J’ai été accueillie – joyeusement – au sein de l’École du Réseau pour la Psychanalyse à l’Hôpital et je continue aujourd’hui de travailler avec cette École et grâce à celle-ci.
Si j’ai fait le choix d’écrire cette brève aujourd’hui, c’est pour témoigner de mon travail et de l’effet bénéfique de cette formation de psychanalyste dans la vie professionnelle des jeunes psychologues. La précarité n’est pas obligée, le RPH et son président Fernando de Amorim proposent une autre voie. En revanche, la position passive qui consiste à renvoyer la responsabilité de sa condition, de ses choix professionnels ou de vie sur un autre – papa, maman, la psychopraticienne, le superviseur, le psychanalyste, le RPH – ne rend service ni à l’être clinicien ni aux patients et psychanalysants qu’il reçoit. Cela, je l’ai constaté au cours de la supervision qui a inspiré cette brève.
Si je peux aujourd’hui assurer ma position de clinicienne, supporter le transfert et indiquer la voie de la castration, par-delà vents et marées de la vie clinique, c’est parce que je m’appuie sur des dispositifs symboliques qui tiennent la route et qui font autorité, me permettant ainsi de construire ma propre autorité clinique. Cette autorité n’est pas transmise selon un protocole, des règles à suivre ou l’esquisse d’un faux surmoi1, elle ne peut être palpable qu’associée à un ingrédient précieux : le désir.
Ce désir n’est ni secret ni perspective oraculaire, il provient d’un lapsus, d’un rêve, d’une interprétation associée librement sur le divan, d’un choix assumé et dont je suis la seule responsable : je désire être-là.
- Terme utilisé par le docteur de Amorim lors du colloque Les maltraitances ordinaires, le 16 novembre 2024. ↩︎