Anissa Delanoue
Paris, le 8 mars 2025
Parfois, j’entends « c’est normal, c’est la vieillesse », plus ou moins accompagné d’un « c’est pas beau de vieillir ». Depuis quelques mois, je suis en stage dans une maison de retraite et un élément m’interpelle particulièrement : pourquoi les soignants sont-ils si surpris de la démence d’une personne dite « autrefois tellement cultivée et occupant un poste important » ? La vieillesse n’a pas d’âge[1], de même qu’elle n’est pas une maladie selon Alain Jean. En somme, elle est partenaire de la condition vitale. La démence est-elle propre à un certain type de vie ou d’individus ? Je n’ai jamais pensé la démence dans sa genèse, dans son étiologie. La démence est une perte irréversible des capacités cognitives, entendre des capacités de penser. Mais alors, entre l’œuf et la poule, que dire ? La pathologie démentielle est‑elle actrice de la diminution de recours à l’appareil psychique ou ce dernier trouve-t-il un bénéfice à « oublier » jusqu’à sa propre identité ? Sigmund Freud apporte un élément de réponse : selon lui, « l’oubli est très souvent l’exécution d’une intention de l’inconscient »[2].
« Au commencement était le verbe […]. »[3] La psychanalyse à l’épreuve de la démence n’est pas démunie de langage. Si le patient ne peut verbaliser, il échoie au psychothérapeute de lui prêter son appareil à penser, selon Wilfred Bion. Pour le moins, il met en mots et transforme les mouvements psychiques pulsionnels et affectifs du patient pour les symboliser. Le clinicien travaille de façon à métaboliser les représentations de choses en représentations de mots pour le patient dément.
Quand le mot devient étranger au patient dément, ce sont les corps qui amorcent la rencontre psychique. En l’absence de langage verbal, il est question d’entendre le langage du corps, ses mouvements et adaptations à son environnement. Les moindres variations et fluctuations ayant un effet tout particulier sur le sujet dément. Très alerte aux modifications infra-verbales, le regard devient outil de communication quand l’observation guide la compréhension. La capacité de mimer du patient dément n’est pas sans rappeler le processus d’identification primaire de l’enfant. Face à un sourire il répond en faisant de même, dans une imitation parfaite de son semblable. Et pourtant, le patient dément ne reconnait plus son image. Face au miroir, son reflet ne lui appartient plus. Le double narcissique fantasmatique apparaît et le discours du patient dément se construit par pure projection. La perte de l’image spéculaire dans la démence est reconnue, les miroirs sont un non-sens dans des lieux comme les maisons de retraite.
Il y a un retour au processus primitif, au contact physique traduisant l’indicible. Ainsi monsieur A., « non verbal » depuis plusieurs années, ne communique qu’au travers de ses expressions faciales, de variations de souffles traduisant son état, mais surtout d’une main qui se tend. Sa main droite tendue comme un appel à l’autre. Il est dans l’échange, dans un rapport à l’autre. L’action de serrer instinctivement la main, entres autres, marque une régression. Quand le bébé mord le sein, que ses mains agrippent, il est dans la toute-puissance vis-à-vis de la mère et peu à peu appréhende ses propres limites. Dans la découverte du narcissisme en passant par le sadisme, l’infans se construit par rapport au monde.
La démence opère une régression au stade oral, où la symbolisation semble inaccessible. Mais qu’en est-il du souvenir ? Faut-il pour autant considérer un retour à l’archaïque ? Malgré le diagnostic de démence, l’être perdure. « La parole en effet est un don du langage, et le langage n’est pas immatériel. Il est corps subtil mais il est corps. Les mots sont pris dans toutes les images corporelles qui captivent le sujet. »[4] Quand les mots défaillent, le corps communique. Dans le cas de la démence avancée, il semblerait que le corps vienne retrouver la place qu’il occupait avant la symbolisation, dans des représentations brutes qui demandent à être transformées.
Je peine à comprendre si le retour à un état de non-verbalisation signifie un retour stricto sensu à l’infans, sachant que le patient existait singulièrement au travers du langage. Mais alors quid de la subjectivation du patient si la singularisation est latente ? Auquel cas, faut-il dire qu’il tend vers l’unité, vers une indifférenciation originelle, ou bien l’instance moïque opère-t-elle, même affaiblie, pour préserver l’être tant bien que mal ? Autrement dit, la démence intervient-elle comme une solution de compromis pour le Moi ?
Au cours d’une supervision, j’ai demandé si la psychanalyse pouvait s’appliquer sans distinctions vis-à-vis des pathologies démentielles. La réponse fut simple : aucune modification, hormis attention et bienveillance particulières au regard des troubles mnésiques et désorientations temporo-spatiales. En effet, en quelques mois, j’ai rencontré plusieurs situations pour lesquelles je ne savais comment répondre psychanalytiquement parlant. Pour autant, nombre de résidents engagent leur désir, même quand le mot fait défaut ou des faux. Le désir se présente au moment « où l’enfant naît au langage »[5]. Malgré le manque d’accès au mot en lui-même pour ces patients, je propose de parler de sujet, au sens où l’entend Lacan dans « le sujet est divisé par le langage ». Le sujet, soit-il verbal ou non verbal, est dans un bain de langage, marqué par les signifiants de l’Autre. C’est d’ailleurs en cela que le nouveau-né baigne dans le langage, dès sa nomination par ceux qui l’ont précédé. Face à l’absence de verbalisation, le clinicien tente de verbaliser pour le sujet dément, qui est d’une certaine façon parlé par l’autre. Toutefois, certains patients déments verbalisent encore quelques mots ou phrases faisant fi de toute censure. Je me demande souvent s’il n’y a pas là un semblant de lapsus, une manifestation ou illustration d’un produit de l’inconscient comme témoin que le sujet est divisé par le langage. Cela étant, la démence permet de travailler avec l’inconscient puisque le langage aussi est divisé, soit structurellement insuffisant.
[1] Gutton, P. & Aubray, M.-C. L’art de vieillir : Être soi, toujours. Paris, Éditions In Press, 2018.
[2] Freud, S. (1899-1900). Œuvres complètes, Vol. IV, Paris, PUF, 2003, p. 205.
[3] Crampon, A. « Prologue de l’Évangile selon Jean », in Les quatre Évangiles, traduction nouvelle accompagnée de notes et de dissertations, Paris, Tolra et Haton Éditeurs, 1864.
[4] Lacan, J. (1953). « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse : Rapport du Congrès de Rome, 26-27 septembre 1953 », in Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 301.
[5] Ibid., p. 318‑319.