Lettre du RPH
Édith de Amorim
Septembre 2018
Restons sur terre :
Optimale prudence de l’optimisme déniaisé
C’est à une jeune femme côtoyée le temps d’un voyage en métro que je dois cette pensée qui a claqué comme une formule. Brune, jeune, en tailleur pantalon marine qui, en dépit de ravissants nu-pieds, était munie d’un parapluie. L’oxymore était là, flottant dans la voiture, et me tendait sa coupe pleine d’odeurs, de couleurs et de pistes. C’est à cet instant que la pensée d’une prudence pleine d’espérance me happa. Jusqu’alors prudence rimait avec défiance et fleurait davantage l’inhibition et la suspicion que la joie et l’allant.
Quelle erreur. Merci mademoiselle pour cette leçon de la rentrée qui jusqu’à notre rencontre inopinée s’annonçait plutôt plombée par des alarmistes tristes (petit rappel : triste signifie « lâche colère sourde »). Ça donnait : les islamistes sont partout, les racistes sont partout et nous, aux dires de ces « lanceurs d’alerte personnelle », totalement démunis et déjà ensevelis.
Ainsi, Boualem Sansal, écrivain algérien, dans une interview au Figaro Magazine du 31 août dernier nous annonce « le désastre à venir » et enfonce le clou : « Nous sommes nombreux à penser que l’Europe est sur une ligne de déclin. »
En gros, ce qu’il nous dépeint de l’avenir de l’Europe c’est un tableau à la Escher. Mauritz Cornelis Escher, artiste néerlandais (1898 – 1972) qui nous entraîne dans des mondes impossibles et étranges mais à cette différence notable que l’artiste créait consciemment ses contradictions et ne se prenait pas pour un qui sait mieux alors que l’écrivain algérien ne sourcille pas le moins du monde aux défauts dans la cuirasse de sa démonstration : la première d’entre elle qui voudrait qu’un espace en plein marasme attire encore à lui des « flots ininterrompus » de jeunes vies avides de s’y établir. On sait que misère et réflexion ne font pas souvent bon ménage, mais à ce point-là je suis en droit de me demander si Monsieur Sansal ne prend pas tous ces « migrants » pour de parfaits idiots.
Enfin, sa description délicieusement dramatique de ce qui va arriver à l’Europe l’entraîne bien plus loin qu’Escher dans sa transposition de l’étrange et de l’impossible, sans doute parce que l’écrivain n’est pas mathématicien. Voici ce qu’il nous crie : « Bataclan n’est plus le nom d’une salle de spectacle mais celui d’une bataille mythique comme la bataille de Badr. » Ni une ni deux, je vais consulter l’internet sur cette fameuse bataille dont je n’ai ouï dire et que lis-je ? Outre que c’est la première victoire des Arabes musulmans en 624, qu’il s’est agi d’une vraie bataille c’est à dire d’un face à face entre deux forces en présence, l’une numériquement plus forte et qui a perdu, l’autre minoritaire mais qui avait Dieu dans sa poche. Les moins nombreux ont donc gagné mais les deux étaient belligérants. Alors, quel rapport avec ce qui se passa au Bataclan ? Où étaient les forces en présence ? Certes on retrouve les faibles en nombre et la masse, mais ce soir-là les moins nombreux étaient lourdement armés et faisaient face à une foule rassemblée pour un concert de rock. Le Bataclan, Monsieur Sansal, ne sera jamais le nom d’une bataille car il n’y a pas eu bataille !
Toutefois, tirer un tel lien de synonymie entre Badr et le Bataclan me fait me demander pour quelle partie se fait le chantre Monsieur Sansal ? Oserai-je faire remarquer qu’en dépit de cette « bataille mythique » du Bataclan, le Bataclan est toujours une salle de concert et que les terrasses parisiennes débordent toujours de cette magnifique foule parisienne, bigarrée et joyeuse ?
Jean Birbaum, journaliste français, publie en cette rentrée un ouvrage nommé « La religion des faibles. Ce que le djihadisme dit de nous » et dans l’extrait qu’en publiait, il y a peu, Le Monde 19.IX.2018) on pouvait y lire « … le djihad sans frontière est la seule espérance au nom de laquelle des milliers de jeunes européens sont prêts à mourir à l’autre bout de la planète. » Heu, aurai-je raté un épisode dans ce feuilleton sanglant des passages à l’acte fanatique ? Parce que cette « espérance » dont Birbaum nous parle me semble avoir quelques gros plombs dans son aile diaphane : ainsi de cette jeunesse européenne prise dans la mélasse de la débandade syrienne qui réclame à corps et à cris de revenir en Europe. Le journaliste, dans l’extrait publié, fait le portrait de la bérézina intellectuelle de gauche en particulier et de l’Occident en général : « … cette civilisation autrefois si sûre de son universalisme, et dont nous commençons à nous demander si elle n’aura pas constitué, à l’échelle planétaire, un particularisme local, et, dans l’histoire humaine, quelque chose comme une… parenthèse. » Bouh, mais qu’il est triste (souvenez-vous de la définition) ; mais de quelle civilisation parle-t-il ? La nôtre ? A mon avis, il parle de la civilisation imaginaire, celle qui ne se prend pas pour de la merde, qui se croit plus grosse que le bœuf et qui lorsque sa bulle éclate se tance de belle manière pour recommencer à gonfler sitôt la douleur passée.
Toute civilisation vient au jour avec l’idée d’être grenouille dans un monde de bœufs mais ce qui fait civilisation c’est la manière et l’art de gérer les désillusions, le ternissement de ses légendes et de supporter les trous dans la culotte sans plus se sentir écorchée vive et condamnée à ne pas s’aimer en tant que grenouille. Ce qui fait civilisation c’est l’adaptation, le savoir qu’on croit, croire, tenir un cap et… l’égout selon Jacques Lacan (Autres écrits, Lituraterre, p. 11, Seuil).
Une rentrée donc où les bardes de tout poil font entendre leurs chants aux accords disharmonieux parce que combinés à des moi encore bouffis d’orgueils blessés.
Alors sur cette terre européenne pleine de grâces et de fautes faisons le choix d’y rester et de laisser les Nôtres Pères fâchés aux cieux comme nous y engage Jacques Prévert dans son Pater Noster. Nous pouvons aussi entonner avec Rachid Taha, disparu en ce mois de septembre, « Douce France » qui fit, en son temps, grincer les dents des édentés.
Salles obscures et un p’tit noir offert par le patron (y’a des salles comme ça à Paris)
Sofia, film de Meryem Benm’Barek qui se déroule à Casablanca et nous montre qu’aimer l’autre ça s’apprend, ça s’hérite ou ça manque. Des histoires de sœurs et de cousines, de mères et de leurs filles qui ont aimé et aiment comme on leur a montré…
Des paroles en vair pour aller danser
En cette rentrée, j’ai découvert ce poète italien, Lucio Mariani né à Rome en 1936. Il publie Qualche notizia del tempo en 2001 qui paraîtront en 2005 sous le titre Connaissance du temps chez Gallimard, coll. L’Arpenteur
5. La question morale
Entre le bien et le mal
il n’est pas de frontières
ni d’avis de limites.
Il n’y a qu’un pauvre animal
occupé à boire
à baiser
à mourir tout doucement
une bestiole armée d’une main
à laquelle la station debout a suggéré
de regarder au loin et, d’un cœur fébrile,
de refaire ses comptes à l’heure du couchant.