Lettre du RPH
Édith de Amorim
Février 2018
Vers la disparition de l’Instance ?
Le titre s’est donné après que j’ai lu un article paru dans Le Monde daté du jeudi 1er février ; il est signé Henri Seckel et s’intitule « Le tribunal des petits tracas », c’est à dire le tribunal d’instance, aussi dit : TI.
Je vous le dis tout net, cet article est admirablement bien écrit : souvent drôle, souvent poignant, et aussi instructif notamment sur cette « vaste réforme (…). Ce serait alors la fin des « petits » tribunaux autonomes, donc d’une certaine idée de la justice de proximité, notamment dans les zones rurales. Si le tribunal de Montbard disparaît, les agriculteurs de Bard-lès-Epoisses devront faire 100 km jusqu’à Dijon pour plaider leur cause. »
Et voilà comment j’en suis venue à penser à la disparition de l’instance car les lieux mêmes de son accueil sont proches de se faire aérolithes ; et cent kilomètres pour aller plaider la cause d’un mien lavabo ne sont pas sans compter dans l’opération. On pourra rétorquer – j’entends d’ici, déjà, les voix aux intonations gouleyantes pour faire passer l’amère pilule de l’austérité – que la distance ainsi instaurée permettra de faire un tri entre l’important vraiment et l’important pas vraiment et d’offrir de la sorte un désencombrement des affaires, rendant à la justice ses ailes et sa vue d’aigle ! C’est vrai que notre belle modernité a pris cette singulière habitude de nous vendre des calembredaines pour des vérités soudaines et indiscutables, mais chacun sait que la justice est lente et à les yeux bandés et que c’est ainsi qu’on peut être mieux assuré qu’elle ne soit jamais expéditive.
Or les tribunaux des sollicitations vives, pressantes, importantes pour faire cesser ou l’injustice à trois francs six sous, ou l’emballement des clinamens sont lieux hautement précieux symboliquement : « Voilà l’instance : des histoires minuscules et immenses à la fois. Une justice à hauteur d’homme… » et à l’imaginaire réduit à la portion très congrue : « La justice sans palais, sans dorures, sans moulures, sans lustres au plafond ni fresques au mur (…) » écrit Henri.
Et quand il n’y aura plus de lieu pour l’instance de Paul Voye quant à son lavabo à 421,30 euros, où ira-t-il porter sa requête, sa demande, sa prière, sa peine, sa colère ? Car on le sait, on peut se passer des ors et des pompons, des glands et des miroirs, mais comment faire sans la parole, le langage quand bien même « Les justiciables repartent parfois en n’ayant rien compris, déplore Paul Barincou. » (Henri encore).
Oserai-je écrire que là n’est pas le problème ? … Oui, car comprendre n’est pas tout, c’est pouvoir dire qui compte : dire à un quelqu’un. Car, que comprendront-ils ces justiciables qui ne pourront parcourir la distance jusqu’au « tribunal judiciaire » ? Qu’ils sont seuls, Robinson sans Vendredi. La déréliction guette : le justiciable sans juge, sans lieu, sans reconnaissance, avec des droits comme des ombres et des préjudices ou des dettes comme des plaies pas soignées qui purulent et se font hottentotes.
Et je pense que ce n’est pas la disparition de l’Instance mais bien celle de son écoute qui se fait un jour immense dans le tissu de la société française.
Et je pense à la requête – elle aussi sans écoute – du RPH et de son Président quant à des lieux partout sur le territoire et notamment celui rural pour permettre à de jeunes cliniciens, étudiants en psychologie ou en médecine, d’aller offrir leur écoute à ces gens-sans-terre pour y dire leur souffrance et travailler leur plainte.
Et je me dis que ces tribunaux d’instance, dispensés des ors de la République, feraient merveille pour la clinique humaine : je vois déjà le justiciable au sortir de l’audience saisi de sa question : « Je fais quoi maintenant ? » avoir l’occasion de trouver dans ce même lieu sans lambris une porte à pousser pour parler à un quelqu’un de son histoire de lavabo, de voiture, d’état des lieux, de dette qui est toujours, pour lui, immense et, pour le clinicien sera toujours un hapax.
Utopie ? Billevesée ? Chimère ? Sans doute aucun, hélas, au vu de cette raison économico-financière qui n’a pas fini de faire la démonstration de sa courte vue et de la puissance de son instance qui se résume à un « encore » perpétuel, armée qu’elle est de sa rhétorique bien huilée et plus aveugle que la justice dont elle réclame à grand cris une efficacité et une rente qui ne sont pas de son aloi. Alors, n’est-il pas permis de penser, dire ou écrire qu’une efficacité ne se mesure pas uniquement dans un rapport qui n’existe pas ?
Surtout qu’il existe une efficacité d’autant plus efficace qu’elle ne se meure pas dans le hic et nunc, une efficacité qui n’est pas que météorite ou flamboyante ou évidente, mais trame, mais pas à pas-de-vis, mais heuristique. Efficaces, Héraclès et Pénélope l’ont été tout autant chacun dans leur rapport à l’Autre.
Et je pense que cette « justice à hauteur d’homme » souffre d’abord de ce qu’on la dise « modeste » et de son manque d’apparat ; un peu comme une femme au foyer qui souffre d’un manque de reconnaissance qui est d’abord et avant tout le sien. C’est un peu comme si les tribunaux d’instance, tout comme la femme au foyer ou la femme qui rapporte moins d’argent au foyer, étaient trop remplis de leur moins brillant, moins disant.
Et je pense que la hauteur d’homme est toujours minuscule pour l’être parlant et c’est pour ça qu’on a inventé le majuscule, dieux, stars, génie, surdouisme…
Or, grand ou petit, l’homme reste infime et ça c’est vraiment insupportable.
La poésie tellement majeure et tellement reléguée
Mais à la différence des tribunaux administratifs et des femmes au foyer, la poésie ne nous attend pas pour exister que ce soit à nos frontons ou dans nos vieux livres en lambeaux ; la poésie est. Qu’on s’en passe et c’est tant pis pour on ; qu’on s’en délecte et c’est tant mieux alors.
C’est un poème de Ronsard, un sonnet des Amours de Cassandre, qui nous parle d’amour mais d’un abord redoutable : lisez plutôt :
Comme un chevreuil quand le printemps détruit
L’oiseux cristal de la morne gelée
Pour mieux brouter la feuille emmiellée
Hors de son bois avec l’Aube s’en fuit
Et seul, et sûr, loin de chiens et de bruit
Or sur un mont, or dans une vallée, or près d’une onde à l’écart recélée
Libre, folâtre où son pied le conduit
De rets ni d’arcs sa liberté n’a crainte
Sinon alors que sa vie est atteinte
D’un trait meurtrier empourpré de son sang
Ainsi, j’allais sans espoir de dommage
Le jour qu’un œil sur l’Avril de mon âge
Tira d’un coup mille traits dans mon flanc
En gras, les deux vers qui m’ont attrapée par les cheveux ; le premier parce qu’immédiatement je revois les prairies de mon enfance dans cette contrée très à l’Est et c’est tout à fait comme si du fond des âges me venait enfin le nom de l’effet de l’herbe gansée de froid ; le second parce que c’est l’oxymore qui nous souffle cette vérité jamais entrevue : aller sans savoir qu’on soupire au pire.
Et pour cette lettre je dis un grand merci à Henri (Seckel) et à Pierre (de Ronsard) et j’en viens à Paul (Valéry) l’auteur de cette exergue de la précédente lettre : « Trouver n’est rien. Le difficile est de s’ajouter ce qu’on trouve. » et c’est dans Monsieur Teste.
Une personne s’est fait connaître mais a très vite reconnue qu’elle s’était aidée d’internet. Nous verrons comment cet outil – le world wide web – vient confirmer amplement cette pensée de Monsieur Teste. Prochaine Lettre, promis.