Occuper sa position clinique : une éthique pour le médecin et le psychanalyste
À Paris, le 5 janvier 2024
Fernando de Amorim signale que « les médecins ont à faire attention à ce qu’ils disent : ils ne peuvent pas se traiter en physiologistes du XIXe siècle, ils ne peuvent pas non plus se comporter en praticiens d’une clinique vétérinaire pour êtres humains. Le médecin vétérinaire traite les animaux, le médecin qui pratique la médecine humaine traite les êtres humains. Les êtres humains ont un appareil psychique – le Moi, le Ça, le Surmoi – et ils ont des organisations intramoïques. Quand un médecin parle, qui est quelqu’un qui a de l’autorité – il a l’autorité du transfert –, quand il parle ça ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd et ça peut provoquer des dégâts. »[1]
Dans la clinique, il m’arrive d’entendre comment un patient, et particulièrement s’il est psychotique, peut interpréter la parole du médecin dans le sens de son édifice imaginaire et ainsi nourrir, pour ne pas dire gaver, le grand Autre non barré, le grand Autre méchant qui gît à l’intérieur de son instance moïque et fait pression sur cette dernière.
Un médecin, spécialiste, a pu dire à une psychanalysante, au cours d’un examen radiologique, qu’un de ses organes était « gros et moche ». Un autre, médecin généraliste s’inquiétant de la chute des cheveux d’une patiente, lui a asséné : « Vous ne voulez quand même pas ressembler à une souris ! », or, précisément, la dame a la certitude d’avoir été l’objet d’expériences scientifiques de la part du corps médical.
Les mots ont un impact, la parole du médecin, figure d’autorité, compte. Parfois pour le mieux et alors le patient prend au sérieux les indications, observe le traitement, suit les recommandations. Mais parfois pour le pire : l’angoisse affleure, l’agressivité est réveillée et peut se décharger contre l’être lui-même, contre son corps ou encore contre l’autre, l’interprétation persécutrice s’emballe, tout cela au risque d’une rupture avec la prise en charge médicale.
Il apparaît primordial que les médecins, généralistes, spécialistes et chirurgiens, acceptent de discuter avec les psychanalystes : prendre la mesure du poids et des effets du discours, du poids et des effets de la parole et du langage chez les êtres parlants, ceux‑là même que la médecine soigne. La médecine humaine ne peut se passer de la psychanalyse.
Et la psychanalyse ne doit pas, elle non plus, se passer de la médecine, ni surtout prétendre s’y substituer. Dans ma consultation, récemment, un psychanalysant rapportait la manière dont le psychiste[2] qui conduisait auparavant sa cure lui avait conseillé d’arrêter un des médicaments qu’il prenait pour une affection chronique, au motif qu’un des effets secondaires lui était hypothétiquement nocif. Or là n’est pas le travail du psychanalyste, celui-ci s’occupe du traitement psychique, il ne se mêle pas du traitement médico-chirurgical, quelle que soit la formation universitaire qu’il a reçue par ailleurs ; cela ne rendrait pas service à la cure, au contraire cela la désorienterait. En l’occurrence, le monsieur s’était tourné vers son médecin pour qu’il confirme cette indication, indication que ce dernier avait vigoureusement désapprouvée.
Voilà en quoi la clinique du partenariat, édifiée par Amorim, est une proposition qui mérite l’attention de tous : des médecins et des psychanalystes. La clinique du partenariat désigne une clinique qui s’organise autour du patient, où chaque professionnel travaille dans son champ opératoire et fait également en sorte que le champ psychanalytique et le champ médico-chirurgical s’articulent. C’est une proposition solide et nécessaire pour que le patient puisse devenir sujet, en réglant, d’une part, ce qui le fait souffrir et en devenant, d’autre part, responsable, responsable pour de vrai, de son désir, de son corps, de son organisme.
Le clinicien responsable de la cure psychanalytique va indiquer, lorsque le discours du patient ou du psychanalysant le requiert : « Avez-vous parlé de ça à votre médecin ? » Et le médecin, lorsque l’être présente une plainte, un symptôme corporel ou qu’il a déclenché une maladie organique, va lui indiquer d’aller aussi rencontrer un psychanalyste. Comment fait-il cela ? Le docteur Sylvie Abraham, chirurgien plastique et esthétique, a enseigné lors de la dernière journée d’étude organisée par le RPH sa manière de faire. Il s’agit de « leur dire que, oui, ils ont raison, qu’on comprend leur souffrance, mais qu’on ne comprend pas exactement ce qui se passe. […] La seule façon que je connaisse, je crois qu’elle est hyper classique, c’est effectivement de leur dire : “Oui, ça doit être épouvantable pour vous, mais je ne peux pas vous aider, il y a quelqu’un qui va vous aider à débrouiller l’affaire” [et] effectivement, leur dire “je connais [un psychanalyste] qui a l’habitude de ce genre de situation et qui pourrait débrouiller l’affaire et comme ça je pourrai vous opérer.” »[3] Le médecin avise l’être de la limite de son champ opératoire avant de désigner le champ voisin et, ici, préalable du psychanalyste.
Cette dernière journée d’étude du RPH a été une mine d’enseignements. La publication des actes de cette journée est en cours, ils seront disponibles dans les semaines à venir. Parions que la prochaine journée d’étude sera du même acabit. Elle aura lieu à Paris le samedi 25 mai 2024 et aura pour thème : « La maladie et le malade. Ouvrons le dialogue entre chirurgiens et psychanalystes ».
[1] Propos recueillis lors d’une supervision le 4 janvier 2024.
[2] Psychiste est un « néologisme pour remplacer le diminutif usuel “psy”, il désigne de façon indifférenciée les psychologues, psychiatres et psychothérapeutes » in Amorim (de), F. (Dir.) Manuel clinique de psychanalyse, Paris, RPH-Éditions, 2023, p. 258.
[3] Abraham, S. « Discussion ». Revue de Psychanalyse et Clinique Médicale, 2024, Hors-série n°2, p. 98.