Pour quelles raisons parler de « cas-limites » ?
Marine Bontemps
À Paris, le 20 décembre 2023
Le jeudi 14 décembre 2023 au soir se tenait à Paris à l’École de Psychanalyse des Forums du Champ Lacanien une rencontre avec deux membres de l’Association Lacanienne Internationale, Roland Chemama et Christian Hoffmann, ayant dirigé récemment la publication, chez Érès, d’un recueil de textes sous le titre : Que nous apprennent les cas-limites ?Ayant à l’esprit le prochain colloque du RPH, au printemps 2024, qui portera précisément sur la pertinence et le maniement du diagnostic dans le champ de la psychanalyse, j’ai été intriguée par la communication des auteurs présentant leur ouvrage comme « rompant avec la classification héritée de Freud selon la tripartition névroses, psychoses, perversions »[1]. La formule est forte et la promesse ambitieuse puisque l’étude par ces auteurs de « la notion controversée des cas‑limites [leur] permet une approche nouvelle de la clinique »[2].
J’ai donc assisté à cette rencontre. C’en était une puisque se trouver en présence de membres de différentes Écoles de psychanalyse qui se réunissent et débattent est chose rare, je l’ai encore entendu à cette occasion. Ce dialogue semble pourtant indispensable si nous voulons continuer d’affûter les outils de notre clinique, ainsi que sa théorisation. C’est en ce sens qu’au RPH, l’invitation a été faite aux analystes de venir débattre et enrichir le Manuel clinique de psychanalyse qui a été publié cette année sous la direction de Fernando de Amorim : qu’il soit « un travail commun, critique et constructif » [3].
Dans ce Manuel, la classification respecte celle des structures freudiennes : névroses, psychoses et perversions.
Quelles sont les raisons qui motivent les auteurs à présenter la notion de « cas-limites » ? Nous apprenons que cette notion provient des travaux de Mustapha Safouan qui avait promu, vers la fin de sa vie « la transformation des grandes structures subjectives au profit de ce qu’il a nommé les “cas limites” dans l’analyse. »[4] Il s’agissait, pour Safouan, de patients pour qui, bien que « le Nom-du-père ne soit pas forclos, l’opération de la métaphore paternelle, elle, n’a pas été opérante »[5], à l’instar de l’Homme aux loups, célèbre cas freudien dont l’auteur a proposé une relecture à la lumière de sa thèse.
L’affaire semble également phénoménologique : se présenteraient, dans la clinique, des patients avec de nouveaux symptômes et de nouvelles formes de demandes, remodelés par les accents de notre modernité. Pour l’un des auteurs, la classification freudienne, « datant de l’époque du patriarcat », ne peut plus aujourd’hui tenir face aux mutations sociales.
Aussi, la notion de cas‑limites permettrait, non de proposer une nouvelle structure psychique, mais d’en complexifier la problématique, notamment pour ces situations où le diagnostic structurel ne pourrait être établi. Un des auteurs fait référence à ces patients qui vont, par exemple, rencontrer un épisode « quasi psychotique » au cours de la cure sans être par ailleurs de structure psychotique.
Ces remarques soulèvent deux points essentiels. En premier lieu, celui de l’examen clinique. Celui-ci va, entre autres, permettre d’établir si nous sommes en présence d’un élément qui signe la psychose, ou non. Le terme quasi fait référence à une approximation, une similitude, un à peu près[6]. La clinique ne permet pas les approximations. En revanche, et c’est là le second point, elle peut nécessiter de la patience avant qu’un diagnostic structurel soit confirmé, les examens au fil de la cure ne permettant pas, pour le moment, de valider l’une ou l’autre des hypothèses diagnostiques.
Cela n’empêche pas la cure d’avancer.
Dans la transmission de la psychanalyse qu’il assure, Amorim a donné les indications et les techniques dont il y a à faire usage dans ces cas-là : conduire la cure, qu’il s’agisse d’une psychothérapie ou d’une psychanalyse, comme si nous avions affaire à une névrose jusqu’à preuve du contraire ; et pendant ce temps, continuer à nourrir le transfert. Le diagnostic tombera comme un fruit mûr ; il tombera de la parole du patient ou du psychanalysant, il ne sera pas édicté, ni précipité, par le clinicien. Cela demande un repérage précis, complexe mais non complexifié, dont les auteurs du Manuel clinique de psychanalyse ont tenu à rendre compte.
Ils sont disposés à en débattre.
[1] Chemama, R & Hoffmann, C. (Dir.) Que nous apprennent les cas-limites ? Toulouse, Érès, 2023, 4e de couverture.
[2] Ibid.
[3] Amorim (de), F. (Dir.) Manuel clinique de psychanalyse, Paris, RPH-Éditions, 2023, 4e de couverture.
[4] Hoffmann, C. « Moustapha Safouan (1921-2020) ». Psychologie clinique, 2021, n°5, pp. 213-15, p. 215.
[5] Lebrun, J.-P. « À propos de la lecture de Safouan », in Chemama, R & Hoffmann, C. (Dir.). Op. cit. pp. 55-64, p. 57.
[6] https://www.cnrtl.fr/definition/quasi