Cicatrice réelle et symbolique
Jean-Baptiste Legouis
Paris, le 20 .II. 2011
Madame Auguste est venue me trouver en mars 2007, elle avait alors 46 ans. Elle se plaint de sa solitude. Elle vit seule à Paris. Séparée de son compagnon lorsque leur fils unique avait cinq ans, qu’elle a, depuis, élevé seule. Elle a un travail stable pour lequel elle est nettement surqualifiée. Lorsque Madame Auguste vient à ma consultation, elle a été soignée pour un cancer du sein trois ans auparavant, en 2004. Ces soins ont consisté en une radiothérapie suivie d’une ablation du sein. Son père est décédé quelques mois avant qu’elle ne se décide à prendre rendez-vous. Elle me dira par la suite avoir déjà fait une psychothérapie de quelques mois avec un comportementaliste ainsi qu’avec une psychothérapeute d’inspiration analytique, démarches restées pour elle sans effet. C’était plusieurs années auparavant. Madame Auguste est donc entrée en psychothérapie, occupant la position de patiente. Nous distinguons, au sein du réseau pour la psychanalyse à l’hôpital (RPH), quatre positions subjectives différentes : malade, patient, psychanalysant et sujet (1) Comme elle le dit : « Je veux changer, être moins seule, faire plus de choses dans ma vie. ». Sa vie est essentiellement rythmée par son travail.
Elle évoque comme souffrance, outre sa vie quotidienne, le décès de son père et ce cancer du sein qu’elle a eu. Elle dit très régulièrement être inquiète pour sa santé, avoir peur que ça recommence dans l’autre sein. Je m’informe de son suivi médical et l’invite régulièrement à ne pas le négliger. Elle est dans la période de rémission de cinq ans pendant laquelle les médecins suivent régulièrement son état de santé avant de se prononcer clairement pour une guérison complète du cancer. En témoigne le cathéter qu’elle porte en permanence. Ce renvoi régulier vers l’équipe médicale qui la suit vise à distinguer clairement ce qui est de l’ordre de l’organisme, dont les médecins s’occupent, d’avec ce qui est de l’ordre du psychisme. Il vise aussi à soutenir ce qui lui permet de prendre soin d’elle. C’est, en effet, une négligence de sa part qui a amené un diagnostique tardif de son cancer du sein. Elle dira sur le divan, quelques temps après qu’elle est très sévère avec elle-même et se maltraite. Sa négligence nous indique ici l’aliénation du moi de la vie du corps sous forme d’un laisser-aller, et la puissance furieuse du surmoi. Selon Fernando de Amorim un surmoi furieux n’est plus un surmoi normal ; cette fureur est le signe de la résistance du surmoi. Cette résistance du surmoi est responsable de l’aliénation du moi et du déversement de la libido dans l’organisme, qui, selon son hypothèse, nourrit les maladies organiques (2).
Au début de sa psychothérapie elle parle d’un lien qu’elle fait entre son sein droit et son père, disant que la droite c’est le côté du père et que c’est parce qu’elle avait un problème relationnel avec celui-ci qu’elle a eu ce cancer du sein. Au RPH nous avons pour habitude de travailler à partir de ce type de théorie personnelle élaborée par les patients à propos de leur maladie organique. Fernando de Amorim l’a nommée une fantasmatisation de l’organisme. Le fait de ne pas rejeter cette croyance du patient permet, dans ce moment de psychothérapie, de nourrir le transfert. Cette fantasmatisation permet également au patient d’habiller imaginairement le réel de la maladie organique. Après une année de psychothérapie, en face à face, année durant laquelle Madame Auguste vient très régulièrement et ponctuellement à ses séances, elle pose une question au grand Autre qui m’autorise à lui indiquer le divan. Elle accepte de s’installer sur le divan en avril 2008, elle vient alors deux fois par semaine puis trois fois depuis l’automne 2009. Ce changement du nombre de séance intervient au moment où les médecins proposent à Madame Auguste de lui retirer son cathéter. Elle tergiverse longuement avant d’accepter ayant peur de souffrir pendant l’opération. Ce moment a été très important puisqu’il confrontait l’avis de l’équipe médicale, qui considérait que l’état de santé de Madame Auguste était suffisamment stable et satisfaisant pour retirer le cathéter, avec le sentiment de Madame Auguste, qui n’y croyait pas, qui avait toujours peur que la maladie revienne et de souffrir.
C’est en m’appuyant sur l’angoisse exprimée à ce moment, là que j’ai pu lui proposer de venir davantage, ce qu’elle a accepté. Si la règle de l’association libre est énoncée dès le commencement de la psychothérapie, le passage de la position subjective de patient à celle de psychanalysant – c’est-à-dire de face à face au divan – modifie la technique et la stratégie clinique. Nous définissons le corps comme l’organisme traversé par le langage, organisme symbolisé. Alors que nous avons parlé de fantasmatisation lorsqu’il s’agit d’une personne dans la position de malade ou de patient. Dans le cadre d’une psychanalyse, en s’appuyant sur la libre association, le psychanalysant va pouvoir réorganiser le rapport qu’il entretient avec son organisme malade et les éventuelles séquelles de la maladie organique ; en ce cas, celui d’un(e) psychanalysant(e), Fernando de Amorim parle de corporéification de l’organisme car grâce au transfert psychanalytique le signifiant accroche, tel un hameçon, la libido, opération permettant que l’organisme devienne corps (3).
Ainsi pour Madame Auguste, dans le courant de sa psychanalyse, une question se pose à elle régulièrement quant à l’ablation de son sein. L’équipe médicale qui la suit lui a délivré rapidement une ordonnance pour qu’elle puisse se procurer une prothèse mammaire. Madame Auguste a attendu de longs mois avant d’acheter sa première prothèse, elle s’est contentée, dans un premier temps de mettre du coton dans son soutien-gorge, comme cela avait été fait pendant son hospitalisation. Elle a ensuite acheté une prothèse qui se fixe à l’intérieur d’un soutien-gorge spécial prévu à cet effet. Elle évoque la grande difficulté qu’elle a à regarder dans le miroir cette partie de son corps, elle dit également que lorsqu’elle se lave elle passe le plus rapidement possible, en touchant à peine, la zone de la cicatrice laissée par l’ablation.
Aujourd’hui elle envisage d’acheter un nouveau type de prothèse qui se fixe directement sur la peau. Nous pouvons faire l’hypothèse que nous avons là un témoignage des premiers effets de sa psychanalyse puisqu’elle accepte de porter une prothèse directement au contact de sa peau, à l’endroit de cette cicatrice qu’elle a tant de difficulté à voir et à toucher. Par ailleurs, l’équipe médicale a évoqué avec Madame Auguste la possibilité d’une chirurgie réparatrice avec un implant mammaire. Jusqu’aujourd’hui elle s’y refuse catégoriquement. Elle ne souhaite pas que les médecins touchent de nouveau à cette partie de son corps. Elle appréhende énormément l’anesthésie générale et la douleur possible. « Je ne veux plus avoir mal. » dit-elle régulièrement. Nous l’accompagnons dans ce sens et l’invitons à parler davantage de cette cicatrice qu’elle évoque dans une grande détresse. Le fait de la soutenir dans son refus d’une chirurgie réparatrice ne signifie absolument pas que nous sommes, par principe, contre la chirurgie réparatrice et esthétique, mais indique que nous acceptons de ne pas savoir par avance ce qui est bon pour l’autre. La cicatrice est réelle et marque la perte réelle d’une partie de son organisme.
Pour reprendre la terminologie proposée par Jacques Lacan par rapport au manque de l’objet, il s’agit ici d’une privation réelle de l’objet (4). Cette perte nécessite un remaniement psychique au niveau de l’image du corps. Nous le voyons bien dans la façon dont Madame Auguste témoigne de sa grande difficulté à regarder cette partie de son corps. Madame Auguste parle par ailleurs de sensation de démangeaisons dans ce sein absent, l’envie de se gratter. Il est important ici de questionner avec précision ce discours, afin de savoir s’il s’agit effectivement d’un syndrome du membre fantôme ou non. S’agit-il de sensations provenant du torse, dans la zone de la cicatrice par exemple, ou bien véritablement d’une sensation provenant du sein absent ?
Le syndrome du membre fantôme est décrit pour la première fois en 1871, il désigne la sensation de présence ou de douleur dans un membre absent pour cause de malformation ou d’amputation. Entre 5 et 10% des personnes amputées présentent le syndrome du membre fantôme. Si les mains, les bras, les pieds et les jambes semblent en constituer le plus gros bataillon, il existe aussi des manifestations du membre fantôme relatives aux seins, aux yeux, aux dents, ainsi que pour tout autre organe perdu lors d’un accident ou d’une opération chirurgicale. La cause du syndrome se trouve dans le cerveau, dans une zone nommée cortex somatosensoriel. Dans cette zone nous possédons une sorte d’image de notre organisme. Les voies nerveuses afférentes y dessinent une carte du corps. Les éléments de cette carte sont très précisément localisés : les deux membres sont très proches, le visage est séparé, certaines parties (oreilles, bouche, langue, main) possèdent une carte très précise, à savoir beaucoup de neurones et de voies de signalisation. Dans le cas du syndrome du membre fantôme, il y a une mauvaise réorganisation de cette carte : au lieu de perdre peu à peu la représentation et la sensation du membre absent, celles-ci persistent.
Ce syndrome peut être traité par une prise en charge pharmacologique ; une nouvelle forme de thérapie est apparue il y a une dizaine d’année : la boite à miroir. Grâce à un miroir placé face au membre intact, le patient a l’impression qu’il peut bouger son membre fantôme, il en ressort soulagé. Nous faisons l’hypothèse que le syndrome du membre fantôme témoigne de la difficulté du patient à réactualiser son image du corps, qu’il reste accroché à cette ancienne image concernant le membre perdu. S’il est possible qu’une boite à miroir soulage le patient, elle nourrit cet imaginaire. La parole du psychanalysant soutenue par l’association libre permet de symboliser le réaménagement nécessaire du rapport que l’être entretient avec son corps. Face à la perte réelle du membre amputé, le syndrome du membre fantôme pourrait rendre compte d’un attachement du patient à la frustration imaginaire. La libre association, permettant la corporéification de l’organisme, vise la castration symbolique qui résulte de l’acceptation de la perte de l’objet ainsi qu’un réaménagement de l’image du corps.
Nous voyons là comment s’articulent, dans la clinique psychanalytique, le réel, l’imaginaire et le symbolique. C’est dans la clinique soutenue par le transfert psychanalytique que nous pourrons évaluer, au cas par cas, la façon dont il convient de soutenir le désir du patient ou du psychanalysant atteint dans son organisme et dans son corps, afin d’aller dans la direction de la castration symbolique et d’une vie apaisée.
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(1) Amorim F. de, (2004), Cartographie de la clinique avec le malade organique, corporel et psychique à l’usage des médecins, psychistes et psychanalystes en institution et en ville (volume 1), RPH, Paris, 2004.
(2) Amorim F. de (2003), L’entrée en analyse chez le malade organique à l’hôpital et ailleurs, édition RPH, Paris, 2003.
(3) Amorim F. de (2004), Cartographie de la clinique avec le malade organique, corporel et psychique à l’usage des médecins, psychistes et psychanalystes en institution et en ville (volume 1), édition RPH, Paris, 2004.
(4) Lacan J. (1956-57), Le séminaire livre IV, La relation d’objet, Seuil, Paris, 1994.