You are currently viewing Sur la distinction entre la psychanalyse et l’analyse

Sur la distinction entre la psychanalyse et l’analyse

Différence entre le traitement du symptôme et son annulation, entre guérison et mystification

Julien Faugeras
Paris, le 25 octobre 2024

Lors de la passe externe proposée par le docteur A., les cliniciens présents lors de la réunion ont remarqué qu’au lieu d’avoir permis de dégonfler le Moi du psychanalysant, le parcours effectué par ce dernier l’avait conduit à renforcer son Moi, et ceci malgré l’excellent travail du docteur A.

Pour nous éclairer sur ce phénomène troublant, le docteur de Amorim a introduit le terme de Çabotage. Ce terme illustre à la fois le fait que l’être qui occupe la position de psychanalysant peut choisir de naviguer en cabotage, « sans quitter la terre de vue, preuve que le Moi est toujours maître »[1], mais aussi que par cette manœuvre, l’être reste acoquiné avec son Moi, sabotant ainsi sa possibilité de sortir de psychanalyse et de devenir sujet. Dans cette métaphore maritime représentée par la carte des trois structures, le cabotage se distingue de la navigation hauturière attendue dans une psychanalyse, si bien qu’Amorim précise que ce mode de navigation participe non de la psychanalyse mais de l’analyse.

Alors, si une psychanalyse permet au psychanalysant de dégonfler son Moi et de construire sa subjectivité, en quoi consiste dès lors une analyse ? Et si la psychanalyse permet à l’être de dénouer les symptômes qui le font souffrir, en quoi consiste le traitement des symptômes lors d’une analyse ?

Il y a quelques années, j’avais constaté que certain psychanalysants voulaient arrêter leur cure après quelques séances en disant qu’ils avaient réglés leurs symptômes. Parfois après une ou deux séances. Troublé face à cette forme de guérison qui s’apparentait à de la prestidigitation, j’ai commencé à remarquer que le Moi de ces psychanalysants utilisait les séances non pour associer librement mais, au contraire, pour faire de l’autosuggestion. Ce conditionnement n’était pas évident à repérer, car il pouvait facilement se confondre avec de la libre association. Par exemple, l’autosuggestion se manifestait par la répétition de pensées positives, par des injonctions à changer ou encore par l’énonciation de formules qui permettait au Moi de relativiser ses symptômes, de les banaliser ou même de se convaincre qu’ils étaient réglés. Progressivement, j’ai remarqué que ces formes d’autosuggestions correspondaient au procédé défensif découvert par Sigmund Freud sous le nom d’annulation rétroactive, procédé qui consiste pour le Moi à « enlever en soufflant dessus »[2] les significations qui le dérangent.

Grâce à certaines formulations suggestives, le Moi peut ainsi se leurrer et rendre non advenue n’importe quelle manifestation symptomatique. Par exemple, plutôt que de reconnaitre qu’il est inhibé, radin et susceptible, le Moi peut annuler rétroactivement ces fonctionnements pathologiques en disant qu’il est humble, économe et hypersensible. Autrement dit, en assimilant ses symptômes à des fonctionnements normaux ou valorisés socialement, le Moi les fait disparaître illusoirement.

Récemment, une patiente de soixante ans dit qu’elle n’a plus de désir sexuel « à cause de la ménopause » puis elle précise que « c’est normal de ne pas avoir de désir sexuel après soixante ans ». Après examen, il ressort qu’elle n’a pas de désir sexuel depuis qu’elle a vingt ans. Ici, l’annulation rétroactive du symptôme se présente à la fois comme une contextualisation et comme une généralisation : en le contextualisant, en le généralisant et en lui conférant ainsi la signification d’une norme et d’une fatalité, le Moi annule autant la signification du symptôme que la responsabilité de l’être à l’égard de ce dernier.

Si les modalités de l’annulation rétroactive sont multiples[3], il s’agit surtout de remarquer que le procédé défensif permet au Moi de faire disparaître illusoirement les symptômes qui le dérangent : par une pensée positive, une généralisation, une atténuation verbale, un euphémisme ou par un amalgame qui confond la signification du symptôme avec celle d’un fonctionnement valorisé, le Moi peut ainsi rendre non advenue n’importe quelle expression symptomatique.

Dans la présentation clinique présentée par le docteur A., il était possible de remarquer plusieurs modalités de l’annulation rétroactive, dont une d’une redoutable efficacité : après quelques séances de psychanalyse, le Moi commençait à annuler ses symptômes en les nommant au passé. Cette façon remarquable de faire disparaître illusoirement ses difficultés illustre l’ingéniosité du procédé défensif du Moi, de même qu’elle nous invite à considérer ses conséquences problématiques quant à la direction de la cure. Et pour cause, en annulant rétroactivement ses symptômes au fil des séances, le Moi annule en même temps la nécessité de les soigner.

Ainsi, la reconnaissance de cette capacité du Moi à mystifier sa réalité permet de distinguer ce qui caractérise l’analyse par rapport à la psychanalyse. Dans le cas présenté par le docteur A., comme les psychanalystes de l’École l’ont très précisément remarqué, il n’y avait pas d’élaboration du conflit intrapsychique : à la différence des associations libres qui conduisent le psychanalysant à élaborer et à dénouer son conflit intrapsychique – conflit qui sous-tend ses expressions symptomatiques –, l’annulation rétroactive des symptômes se caractérise au contraire par un court-circuit associatif par lequel le Moi renforce la méconnaissance de son symptôme et de son conflit intrapsychique. En d’autres termes, si la psychanalyse permet de soigner les symptômes en dénouant le conflit intrapsychique qui les sous-tend, l’analyse se caractérise par un renforcement du Moi et de sa capacité à conditionner et à mystifier sa réalité. Ainsi, à l’instar du prestidigitateur qui fait disparaître le lapin en le camouflant dans son chapeau, le Moi fait disparaître ses symptômes en les camouflant avec des mots.

En plus de souligner la distinction que fait le docteur de Amorim entre l’analyse et la psychanalyse, le repérage des formes de l’annulation rétroactive éclaire la confusion qui est faite aujourd’hui entre la guérison du symptôme et son annulation, confusion aux conséquences funestes dans le champ de la santé. Non seulement, il est possible de remarquer que les techniques présentées aujourd’hui comme des psychothérapies constituent au contraire des systèmes d’annulations rétroactives – par exemple, en répétant des pensées positives pour faire « disparaître » les pensées négatives –, mais aussi, et cela passe encore plus inaperçu, qu’une grande partie des systématismes médicaux et chirurgicaux actuels ne visent pas le soin du symptôme mais son annulation. Or, confondre le soin du symptôme avec son annulation conduit à confondre la guérison et la mystification, ce qui revient à instituer au nom du soin des systématismes qui visent à méconnaitre le symptôme, c’est-à-dire à le faire – comme le Moi du parent soufflant sur le « bobo » des enfants – disparaître magiquement.


[1] Amorim (de), F. Çabotage en forme de cabotage – L’autre nom de l’analyse, 2024, consulté le 17 octobre 2024.
[2] Freud, S. (1926). « Inhibition, symptôme, angoisse », in Œuvres Complètes, Vol. XVII, Paris, PUF, 1992, p. 236.
[3] Faugeras, J. Névrose obsessionnelle – les obsessions voilées qui corrompent la recherche et détruisent la société, RPH‑Éditions, Paris, 2023, pp. 109‑114.