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Un monde obèse : quelle politique clinique pour enrayer le phénomène ?

Alexis Pochez
Évry-Courcouronnes, le 15 avril 2020

Une enquête de Sylvie Gilman et Thierry de Lestrade intitulée « un monde obèse » est accessible depuis le 14 avril sur le site Arte.tv. Les journalistes s’appliquent à démontrer en détail et avec finesse comment et pourquoi industriels et politiques ont eu au cours des quarante dernières années une influence sur nos modes d’alimentation, et par extension sur l’explosion des chiffres de l’obésité dans le monde. Inutile d’en dire davantage ici puisque le reportage se suffit à lui-même.

Le premier élément qui interpelle lors du visionnage de ce reportage, c’est l’utilisation à de nombreuses reprises du terme « épidémie » pour parler de l’obésité. Le CNRTL[1] nous propose la définition suivante : « augmentation inhabituelle et subite du nombre d’individus atteints d’une maladie transmissible existant à l’état endémique dans une région ou une population donnée ». Bien qu’il soit admis que le terme épidémie puisse être employé au sens figuré, comme c’est le cas dans ce reportage, ce glissement est loin d’être anodin, puisqu’il a directement trait à la manière dont les journalistes envisagent la question de l’obésité.

En effet, décrypter les rouages du monde de l’agro-alimentaire, des politiques et des lobbys apporte un éclairage intéressant, mais il n’est pas, selon nous, une cause de l’obésité en tant que telle, comme l’écrivent les journalistes dans leur présentation du reportage. Le rôle de l’agro-alimentaire serait plutôt à positionner comme celle d’une assistance au frayage d’une voie possible pour le symptôme, comme ce fut le cas par le passé pour les cigarettiers ou les alcooliers. Dans cette perspective, il est tout à fait précieux et important que médecins, législateurs et travailleurs sociaux comme ceux présentés dans le reportage puissent exercer un contre-pouvoir afin d’encadrer au mieux les bonnes pratiques en matière d’alimentation. Toutefois, cela ne sera pas suffisant, et pour cause : toutes les législations et interdictions diverses imposées aux cigarettiers en matière de marketing n’ont à ce jour pas permis d’éradiquer la consommation de tabac.

Ce dernier point peut-être éclairé par la notion de pulsion de mort, introduite par Freud en 1920[2], cette « catégorie fondamentale de pulsions qui s’opposent aux pulsions de vie et qui tendent à la réduction complète des tensions, c’est-à-dire ramener l’être vivant à l’état anorganique. » La clinique psychanalytique contemporaine nous enseigne chaque jour les modalités de cette dimension psychique qui peut prendre des formes d’expression tout à fait différentes : conduites dangereuses au volant ou avec des partenaires sexuels, consommation de stupéfiants, de tabac… ou de « malbouffe » et de sodas à outrance. Il est ici question de destruction, mue par des motifs inconscients.

C’est sur ce point précisément que le reportage atteint ses limites, puisqu’il évince dès le début la question de la responsabilité de l’être, confondue avec celle de la culpabilité. Cette confusion entre responsabilité et culpabilité, se retrouve dans le discours d’une dame interviewée au début du reportage : « Pendant longtemps j’ai cru que j’étais entièrement responsable de mon poids, je culpabilisais en permanence, je me sentais nulle, une ratée. J’avais l’impression que je valais moins que les autres. » (0’57 ») Les paroles de cette dame nous permettent de situer à quel niveau se situe l’opération clinique en jeu, c’est-à-dire au niveau intrapsychique. Penser que c’est le symptôme-obésité qui fait naître à lui seul ces pensées haineuses est un piège.

Traiter la question de l’obésité uniquement par le prisme du zèle de l’industrie agro-alimentaire – aussi indéniable soit-il – amène à installer les êtres en position d’objet, de victimes, et d’ignorants. Si ignorance des êtres il y a, c’est en rapport avec leur désir et leur inconscient, et non avec les bonnes pratiques alimentaires – en tout cas en France. Les personnes obèses savent très bien ce qui est bon et ce qui ne l’est pas pour elles-mêmes, ou peuvent se donner les moyens aisément de savoir si cela n’est pas le cas. La difficulté se situe à un autre niveau, intrapsychique. Les campagnes de prévention ou les discours de motivation laissent entendre, comme dit dans le reportage, que la perte de poids est une question de volonté, ce qui s’avère potentiellement être vecteur de culpabilité. De la culpabilité ne ressort généralement rien de plus qu’accabler davantage l’être en souffrance, ce qui éloigne d’autant le dénouement vers un mieux-être : « je me sentais nulle, une ratée », comme le dit la dame du reportage.

Dans la clinique psychanalytique quotidienne, c’est une des tâches les plus délicates de l’opération que d’accompagner l’être à reconnaître sa responsabilité, en laissant derrière culpabilité et accablement. C’est avec patience et douceur, dans l’intimité du cabinet que peut advenir cette reconnaissance. C’est bien par cette voie qu’une transformation en profondeur peut s’amorcer, puisqu’il pourra s’agir à partir de là de mettre au jour le désir qui anime le symptôme.

Sans cela, la porte reste ouverte pour ledit symptôme et pour les industriels qui gagnent davantage d’argent grâce à cela. C’est également une ouverture pour un certain exercice contemporain de la médecine qui ne prend pas en compte la dimension de l’inconscient et du désir. Nous en trouvons une illustration par les paroles d’un médecin dans le reportage d’Arte (45’40 ») : « C’est très difficile de voir des gens souffrir de maladies qu’on pourrait éviter, alors qu’en tant que médecin on fait tout notre possible, que le patient aussi fait tout ce qu’il peut et que malgré tout la situation s’aggrave ».

Ce discours ne rend service ni au patient ni à la médecine, puisqu’à partir de là, la solution se trouverait exclusivement chez l’autre, en l’occurrence, les fabricants de sodas. Ni le patient ni le médecin ne font « tout ce qu’ils peuvent » puisque personne ne veut s’intéresser à ce qui motive une telle soif de sucre. Cette réponse-là ne peut advenir que lors de la rencontre avec un psychanalyste.

[1] Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales
[2] Freud S., 1920, in Œuvres complètes, Volume XV, Puf, Paris, p. 274